Principes de contrepoint – Les formes contrapuntiques

LA FUGUE

On considère généralement la fugue comme le sommet de l’art contrapuntique.

Dans son article sur la fugue dans The Forms of Music – la somme de ses écrits dans Encyclopedia Britannica – Tovey suggère que la fugue n’est pas tant une forme musicale qu’un ensemble de procédés de texture. Il souligne que la planification d’une fugue n’implique à peu près rien quant à la forme à grande échelle, contrairement, par exemple, à la sonate. Même l’affirmation apparemment évidente à l’effet qu’une fugue se compose d’une alternance d’entrées et de divertissements est contredite par plusieurs fugues du Clavier bien tempéré qui ne présentent aucun divertissement (dont, par exemple, la fugue en do majeur du volume 1 et celle en ré majeur du volume 2). Par ailleurs, la sonate, malgré son incroyable flexibilité dans l’organisation des détails, impose quelques contraintes strictes liées à la structure de la tonalité (et découlant aussi, parfois, à certaines périodes, d’exigences thématiques).

Comme pour nos autres textes en ligne, nous ne prétendons pas ici nous substituer à un véritable manuel traitant de l’art de la fugue. (Au besoin, référez-vous à l’excellent Traité de la Fugue de Gedalge). Nous émettrons plutôt quelques suggestions concernant la meilleure façon d’aborder l’étude de la fugue, et nous proposerons quelques définitions des éléments qui composent la fugue, des définitions tirées de la pratique réelle de Bach, par opposition aux modèles élaborés par des universitaires. (Pour une étude musicologique complète de la pratique de la fugue par Bach dans Le clavier bien tempéré, consultez l’Analyse des wohltemperierten Klaviers de Ludwig Czaczkes, malheureusement disponible ni en français, ni en anglais.) Nous ferons également quelques commentaires concernant les aspects artistiques de certains procédés utilisés dans la fugue. (À ce sujet, le chapitre de Gedalge, “The Musical Composition of the Fugue”, est excellent, bien qu’il se limite à la fugue d’école.)

Tout d’abord, un mot au sujet de la “fugue d’école”. Cette forme de pratique, préconisée surtout par les pédagogues français, demeure une construction artificielle, sans lien avec le répertoire courant. Pour la justifier, on invoque deux arguments : tout d’abord, elle fournit au débutant un modèle lui permettant de planifier ses premières fugues, ensuite, elle l’initie à la pratique systématique des techniques usuelles. Comme outil pédagogique cependant, ce modèle apparaît excessivement normalisé. Pour qu’il s’avère utile, il faut que l’étudiant, après l’avoir employé pour réaliser ses premières fugues, le modifie pour chaque nouvelle fugue ou l’élargisse graduellement pour permettre davantage de choix personnels. En définitive, la fugue doit être approchée comme une composition réelle. Le discours formel devient ainsi une extension naturelle du matériel, plutôt qu’un moule dans lequel le matériel est injecté.

Peu importe le système pédagogique utilisé, l’étude de la fugue doit être considérée comme une occasion d’explorer, de façon intensive, le développement d’un thème donné et, possiblement, d’un contre-sujet. En obligeant le compositeur à recombiner constamment une banque limitée de motifs pour obtenir de nouvelles et riches mélodies, elle stimule la créativité.

La plupart du temps, l’écriture d’une fugue requiert la construction d’une structure musicale d’envergure sans recourir à de grandes sections articulées autour d’idées contrastantes. Autrement dit, la réussite d’une simple fugue repose entièrement sur l’habileté du compositeur à générer de l’intensité en développant de façon imaginative une idée maîtresse à travers une texture imitative.

Aussi, composer une fugue de qualité représente un défi de composition. Examinons un par un, les éléments de la fugue. Sauf pour la partie finale de notre discussion, nous nous référerons, comme norme à suivre, à la pratique de Bach.

Le thème (ou sujet)

Une fugue devrait entièrement découler de son (ses) thème(s). Même si au début l’étudiant peut utiliser à profit des thèmes écrits par d’autres, rendu à un certain niveau, il devient important qu’il compose les siens propres. Un bon thème de fugue :

  • doit être très typé – tout en évitant la surabondance de motifs – présenter un caractère fort qui se démarque,
  • être suffisamment intéressant sur le plan mélodique pour justifier des répétitions fréquentes au premier plan, et
  • se prêter à la fragmentation et à diverses imitations canoniques.

Un des objectifs de l’enseignement de la fugue est de rendre l’étudiant (vite) conscient du potentiel développemental d’un thème donné. C’est une autre raison d’exiger qu’il compose, éventuellement, ses propres thèmes.

Indépendamment des possibilités contrapuntiques d’un thème donné, son caractère influencera fortement l’organisation formelle de la fugue. Peu importe la fugue considérée, son analyse demeure incomplète tant qu’on n’a pas étudié le rapport entre son thème et le développement compositionnel qui en découle. Examinons trois exemples saisissants :

  • Le thème instrumental de la fugue pour orgue en ré majeur de Bach, BWV 532, tout en virtuosité, débouche sur une oeuvre pleine de vitesse et d’élan. Le sujet, très répétitif, n’est jamais traité en imitation proche et est ponctué d’un impressionnant silence. La répétition de deux motifs simples constitue la totalité du contre-sujet. L’intérêt de cette fugue repose entièrement sur ses mouvements modulatoires et sur l’excitation générée par des “conversations” imitatives à grande vitesse.
  • Dans la fugue en mi majeur du 2e volume du Clavier bien tempéré, le sujet, à caractère vocal, tire son intérêt du dessin mélodique très chantant de chaque phrase, des imitations en variantes proches et de la richesse de l’harmonie qui découle de la combinaison des voix. Cette fugue pourrait être merveilleusement chantée, tel quel, par un ensemble vocal.
  • Dans la fugue en sol majeur du 2e volume du Clavier bien tempéré, Bach nous présente un sujet pétillant et, de par son étendue d’une octave et demie, de style instrumental. Comme on pouvait s’y attendre, cette fugue se limite à 3 voix – le thème a besoin d’espace pour bouger librement sans risque d’embouteillage – et vient culminer sur un sommet de style toccate, à la mesure 62, un aboutissement naturel compte tenu du caractère léger du thème.

La réponse tonale

La réponse tonale vise un seul objectif : unifier tonalement le premier groupe d’entrées du sujet. Le désir de variété, lors des reprises, de même que les registres propres à chacune des quatre voix humaines habituelles (aiguë/basse ; femme/homme) expliquent pourquoi les compositeurs font normalement alterner tonique et dominante dans les premières entrées du thème. Certains sujets, lorsque transposés littéralement à la dominante, causent une proéminence mélodique dérangeante sur d’autres degrés – en particulier, un 5e degré très présent au début du thème deviendra un 2e degré dans la réponse. D’autres sujets, de caractère modulant, migrent loin de l’axe tonique/dominante.

La réponse tonale propose une modification subtile du thème qui, sans trop attirer l’attention, permet aux entrées successives du début, de former un ensemble qui ne met en évidence que la tonique et la dominante. L’exigence “sans trop attirer l’attention” étaye les techniques parfois obscures servant à trouver une réponse tonale : on cherche un compromis entre les changements harmoniques et mélodiques requis et la préservation de l’identité du sujet. Il faut y voir un simple prolongement de la notion, présentée précédemment, de variantes motiviques proches ou éloignées des motifs, alors que le compositeur cherche à réaliser l’ajustement nécessaire avec un minimum de perturbations. Dans la plupart des cas, il faudra utiliser des sauts et/ou des arrêts rythmiques. Cette technique peut aussi être utile dans un contexte hors-fugue. En effet, peu importe la forme impliquée, on doit toujours se demander jusqu’à quel point une transformation motivique sera remarquée par l’auditeur. Le compositeur qui évalue mal ce qui attire l’attention ne développera jamais une perception fine de l’équilibre formel.

Le contre-sujet

Le contre-sujet est un contrepoint qui suit fréquemment le thème en y ajoutant souvent, mais pas toujours, ses propres motifs. Quand il apparaît – car sa présence n’est pas obligatoire – il rehausse et affine, par effet de contraste, le contour du thème en comblant les creux rythmiques, en enrichissant l’harmonie par des retards, etc. Normalement, le contre-sujet est en contrepoint renversable avec le thème, ce qui permet à chacun d’agir comme la basse de l’autre. Toutefois, on trouve chez Bach des exemples de “pseudo contre-sujets” qui ne sont pas renversables : Bach évite simplement les dispositions problématiques ! Par ailleurs, Bach utilise aussi parfois des motifs récurrents pour accompagner le thème sans leur donner le contour mélodique complet d’un véritable contre-sujet. On en trouve un exemple dans la fugue en sol majeur, du 1er volume du Clavier bien tempéré, alors que ce qui apparaît d’abord comme un contre-sujet normal, aux mesures 6 et suivantes à la voix supérieure, ne se reproduit, en fait, que partiellement dans l’entrée suivante, à partir de la mesure 12 dans une voix intérieure, puis très sporadiquement par la suite.

En d’autres termes, Bach utilise la fugue comme une composition libre où l’invention musicale et l’élan comptent davantage que le souci de règles rigoureuses. Ceci dit, il ne suffit pas d’affirmer que “Bach était un génie” ; l’étudiant doit plutôt chercher à savoir pourquoi Bach s’écarte de la norme dans de tels cas. Sa solution est invariablement supérieure sur le plan musical.

L’exposition

Dans l’exposition d’ouverture de la fugue, chaque voix présente normalement, à tour de rôle, le sujet, avant de poursuivre avec le contre-sujet – s’il y a d’un – tandis que les voix suivantes font leur entrée. Après l’énoncé complet du contre-sujet, la ligne mélodique se continue sans présenter, généralement, de nouveau matériel. Les successions d’entrée créent un crescendo naturel de texture. Il est primordial que cet effet cumulatif soit renforcé par des détails permettant de souder les entrées. En outre, l’exposition fugale fournit une belle occasion d’apprendre à “maintenir l’auditeur à flot” en évitant les zones mortes qui affaiblissent l’élan. L’erreur la plus commune, à ce sujet, consiste à harmoniser les entrées – autres que la première qui n’est évidemment pas harmonisée – avec des accords n’offrant aucun élan tonal, le pire étant l’accord de tonique en position fondamentale. Bach s’efforcera plutôt de créer une tension qui mène à l’entrée suivante en utilisant, par exemple, des lignes ascendantes, et/ou en faisant jouer à la nouvelle entrée un rôle de résolution d’un retard, dans la voix visée, la rendant ainsi pratiquement inévitable. Notons aussi que pour ne pas contredire l’accumulation de tension, il est rare qu’une voix s’interrompe pour plus d’un temps ou deux pendant l’exposition. En particulier, on déconseille d’arrêter une voix alors que débute une nouvelle entrée, ce qui créerait un trou dans la texture et pourrait rendre confuse la continuité des lignes.

Le plan harmonique de l’exposition est simple : dans une fugue tonale, les deux premières entrées sont dans l’ordre, toujours, à la tonique puis à la dominante. Cependant, Bach ne se limite pas à poursuivre simplement l’alternance : parfois, il présente la troisième entrée à la dominante pour revenir à la tonique à la quatrième. Encore une fois, le plan d’ensemble répond à des décisions artistiques, non à des conventions.

Un dernier mot au sujet des mini-divertissements entre les entrées. Ces mini-épisodes, parfois appelés « codetta », servent plusieurs buts.

  • D’abord, ils brisent la trop stricte carrure générée par des entrées successives équidistantes.
  • Ensuite, ils permettent parfois d’adoucir une modulation – à la dominante ou à la tonique, selon le contexte.
  • Enfin, ils peuvent servir à créer davantage d’élan pour l’entrée qui vient.

Le divertissement

Il s’agit d’une section de la fugue où le sujet n’apparaît plus intégralement. La plupart des divertissements sont construits comme des enchaînements harmoniques et tirent leurs motifs du thème et du contre-sujet. En raison de la nature prévisible des enchaînements, les divertissements réduisent fréquemment la “température” de la fugue, insufflant à la forme détente et respiration. Souvent, une voix absente du divertissement servira par la suite au retour du sujet, l’apparition d’une nouvelle voix contribuant à souligner l’événement. Ce type de divertissement génère, bien sûr, une texture plus mince. Enfin, rappelons-le, certaines fugues de Bach se passent de divertissement.

Les expositions internes

La fugue tire ses origines de l’ancien motet vocal, où chaque ligne de texte engendre un point d’imitation distinct. Dans la plupart des fugues, deux particularités trahissent ces origines : l’alternance entre des entrées de sujets, par groupes de 2 ou 3 voix, et des divertissements où le thème n’est jamais intégralement présenté. Alors que dans l’exposition initiale du sujet, on fait normalement entrer successivement toutes les voix, le déroulement des expositions suivantes est beaucoup moins prévisible, à la fois quant au nombre d’entrées – parfois une seule – et quant à l’organisation tonale. Relancer l’exposition du sujet, une voix à la fois, créerait une monotonie formelle ; aussi, les voix qui ne présentent pas le sujet, au lieu de se taire, poursuivent habituellement un contrepoint imitatif plus libre. Le contre-sujet, s’il y en a un, peut être présent ou non.

Notons enfin que les entrées internes explorent normalement des régions tonales autres que la tonique, des régions qu’on a souvent atteintes grâce aux enchaînements modulatoires des divertissements précédents. On peut donc dire que les divertissements et les entrées internes forment une sorte de section de développement, mais pas dans le sens utilisé pour la forme sonate. Dans ce dernier cas, le rythme et l’étendue des modulations vont normalement en augmentant, ce qui n’est pas le cas habituellement pour la fugue.

La strette

Concernant la strette, deux remarques s’imposent.

D’abord, alors qu’on recommande, dans la fugue d’école, de réaliser, à la strette, des entrées de plus en plus rapprochées pour créer un suspense, de tels schémas ne sont pas la norme chez Bach. Bach utilise la strette à sa guise, sans règles particulières quant au resserrement du discours imitatif (à titre d’exemple, référez-vous à la fugue en mib mineur du 1er volume du Clavier bien tempéré.) De plus, Bach semble avoir conçu un type particulier de fugue, consistant entièrement en imitations en strette. Par exemple, les fugues suivantes, déjà mentionnées, ne présentent aucun divertissement : la fugue en do majeur du volume 1 et la fugue en ré majeur du volume 2 du Clavier bien tempéré.

Comme second point, un conseil. Quand on projette d’écrire une fugue, une partie de la préparation consiste à analyser les motifs du sujet pour en préciser les développements possibles de même qu’à identifier les canons éventuels. Quand on recherche des canons, un point de départ utile consiste à reconnaître les marches qui composent le sujet. Un sujet qui débute avec une marche permet d’emblée certains canons : il suffit que les entrées suivantes doublent la marche à la tierce ou à la sixte. Puisque le début de l’imitation représente la partie la plus audible de toute imitation canonique, même si le canon cesse par la suite, l’effet peut s’avérer convaincant. Même si la marche est peu apparente, cette règle demeure.

Ici, le deuxième motif du thème est simplement une ornementation du premier. La marche sous-jacente est évidente.

La pédale

Obligatoire dans la fugue d’école, la pédale, encore une fois, ne l’est pas chez Bach. Souvent, Bach utilise des pédales de tonique à la fin de fugues simplement parce qu’elles permettent efficacement de stabiliser le rythme harmonique et modulatoire typique de toute fugue.

Terminer une fugue

La difficulté réside dans l’arrêt de l’élan de la fugue. Pour ce faire, il existe plusieurs méthodes courantes (qu’il est possible de combiner) :

  • Stagnation harmonique : arrivée sur une pédale dominante et/ou tonique, pour freiner le mouvement avant.
  • Dissolution de la texture imitative : le mouvement avant résultant du contrepoint continu mène à une texture plus simple, qu’il est plus facile d’arrêter.
  • Sommet et résolution : par définition, un sommet est un point élevé, suivi d’une résolution. Une fois que la fugue a atteint son point culminant, la cadence donne la résolution finale.

La fugue multiple

On rencontre deux types de fugue multiple.

  1. Dans le premier cas – de loin le plus fréquent – on réalise, à partir d’un sujet, une fugue complète dont la cadence finale débouche sur une seconde fugue complète, conçue à partir d’un second sujet, et ainsi de suite, jusqu’à trois ou même, parfois, quatre sujets. Après que les différents sujets aient été développés dans leur fugue respective, la dernière fugue culmine par une ou plusieurs présentations des sujets combinés, des sujets qui, évidemment, ont été composés, dès le départ, en contrepoint renversable. Cette combinaison finale – une véritable apothéose – peut être déclenchée par une ponctuation cadentielle, un événement toujours mémorable dans la texture de la fugue normalement si fluide. Elle peut être amenée, d’une autre façon, par une intensité croissante des registres, de la texture, de l’harmonie, etc. Cette synthèse finale amplifie, d’une manière cohérente, la tendance éminemment cumulative de la forme-fugue jusqu’à un sommet, et ajoute, du même coup, une poussée psychologique puissante en stimulant la mémoire de l’auditeur par le retour d’un (ou plusieurs) thème(s) issu(s) de sections précédentes. Ce type de fugue multiple est le plus courant.
  2. Dans le deuxième type de fugue multiple, on présente simultanément, dès la première exposition, tous les sujets. Par rapport à une fugue avec un contre-sujet très typé, on obtient simplement un peu plus de densité, puisque la seule différence audible se produit dans la toute première entrée.

Les aspects les plus importants : le flux et l’élan

Comme nous l’avons fait remarquer à plusieurs reprises, Bach n’est jamais l’esclave de formules toutes faites. Quand il s’éloigne des solutions plus conventionnelles, il est toujours enrichissant de se demander pourquoi. Habituellement, la réponse réside dans un désir de rendre les lignes plus intéressantes, d’enrichir l’harmonie ou d’augmenter, d’une façon ou d’une autre, l’élan général de l’oeuvre. Étant donné que la fugue repose principalement sur des effets d’accumulation, plutôt que sur des contrastes marqués, il est fascinant de retracer, dans chaque fugue de Bach, les vagues d’intensité croissante et de remarquer comment les détails de construction ont été raffinés pour renforcer les ponctuations, varier la ligne mélodique, aboutir avec plus de puissance à une entrée ou à un sommet, etc. La maîtrise de l’art de la fugue découle, en définitive, de la maîtrise du déroulement musical. Chaque fugue de Bach propose un caractère spécifique qui émerge des matériaux ; chacune apparaît comme une composition unique avec sa forme propre.

La fugue aujourd’hui : de nouvelles possibilités

On peut se demander s’il est encore possible de faire quelque chose avec cette forme vénérable. Au XXe siècle, Hindemith et Shostakovitch ont composé des séries impressionnantes de fugues pour piano. En réponse à cette question, j’ai composé en 2008 douze préludes et fugues pour piano. Chaque fugue comporte des innovations techniques. Exemples :

• Fugue lente et sérieuse, se terminant par une exposition contraire.

• Fugue en strette, dans laquelle chaque strette augmente la taille des sauts dans le sujet.

• Fugue énergique avec un sujet de très grande portée : elle est parfois partagée entre les deux voix externes.

• Fugue avec sujet non monophonique.

• Fugue sur un sujet dans un mode symétrique étrange, aboutissant à une réponse non conventionnelle. Elle se termine par une fragmentation en silences.

• Grande fugue impressionnante, avec plusieurs épisodes entièrement homophoniques.

(Les liens mènent à ces préludes et fugues. Pour accéder à l’ensemble de ces derniers, cliquez ici.)

La fugue dramatique : Beethoven, Mahler, etc.

En elle-même, la fugue n’est pas une forme dramatique bâtie autour de soudains et puissants contrastes. Son intensité découle plutôt d’accumulations d’élans rythmiques, harmoniques et contrapuntiques. Étant donné que les formes-sonate se développent au travers de contrastes et que les formes-fugue se développent par l’accumulation plus ou moins linéaire d’intensité, la combinaison des deux peut engendrer de grandes structures intrigantes, avec différents degrés d’élan.

Cependant, depuis Bach, les compositeurs, férus d’expérimentation, ont utilisé la fugue sous des formes hybrides. Par exemple l’imposante (prélude et) fugue pour orgue en mi mineur (BWV 548) combine des principes de fugue et de concerto. Après la puissante cadence finale qui vient culminer la première section, on voit alterner, dans la monumentale section centrale, des passages de type fugue et des passages plus brillants de style toccate. Le retour intégral de la première section permet ensuite d’unifier l’oeuvre. Remarquez la différence entre ce type de mouvement, encadré par une fugue à sujet unique qui se répète, et le modèle habituel des toccates écrites par Buxtehude et d’autres prédécesseurs de Bach. Ces compositeurs ne ramenaient pratiquement jamais le matériel fugué présenté plus tôt : leurs oeuvres ont donc davantage un caractère improvisatoire.

Ce principe de mouvement intercalé entre deux sections de fugue, Beethoven le pousse plus loin dans plusieurs de ses œuvres de maturité, alors qu’il explore les possibilités d’arrêt dramatique, un sommet dans la fugue menant à un arrêt inattendu, suivi du retour ou de l’élaboration de certains matériaux déjà présentés, non dans la fugue mais dans un mouvement précédent. Par la suite, la fugue revient pour aboutir à un sommet encore plus puissant.

Ces possibilités sont portées encore plus loin par Mahler, par exemple dans le mouvement final en fugue de sa 5e Symphonie. L’utilisation dramatique par Beethoven des interruptions et des contrastes dans la fugue est ici amplifiée par l’envergure de l’échelle temporelle et par l’utilisation d’un orchestre imposant. Un même principe mais avec une palette émotive accrue.

La différence entre ces formes hybrides et, par exemple, la simple insertion d’une section de fugue dans un mouvement de sonate, repose sur les proportions de l’ensemble (la fugue est davantage qu’un court divertissement dans une oeuvre d’un autre type), le matériel utilisé (les sections non fuguées utilisent normalement des éléments contrastants alors que dans un divertissement de type fugue d’une sonate, le thème de la fugato est habituellement dérivé des éléments principaux du mouvement) et le fait que la fugue, à titre de point formel crucial, revient plus loin.

Dans ces cas de formes hybrides dramatiques, il importe de remarquer comment les sections fuguées s’insèrent dans l’ensemble. Plutôt que de se terminer trop carrément par des cadences conclusives, les sections fuguées et non fuguées sont reliées par des transitions qui propulsent vers l’avant.

Dans cet exemple, tiré de ma 5e symphonie, une fugue vigoureuse atteint un sommet (le fracas de la cymbale à la mesure 88), qui marque un tournant vers une section contrastante, dans une texture stratifiée plus simple. Rien ne laisse à penser que cette section est basée sur le matériel fugué ; son but est plutôt d’accroître la palette émotive de la musique.

Enfin, mentionnons une possibilité emballante, celle d’utiliser simultanément, à l’orchestre, des textures fuguées et non fuguées, en les organisant en deux strates distinctes. Cette idée demeure, à ce jour, largement inexplorée.

LE CANON

Il s’agit d’une forme ancienne et vénérable, enracinée dans la musique folklorique, les rondes enfantines, et la musique dite sérieuse d’époques reculées.

La plupart des manuels de contrepoint énumèrent les divers types de canon. À chaque type d’imitation correspond un type de canon et il serait superflu d’en reprendre la liste ici. Remarquons cependant que ces types de canon ne sont pas tous également intéressants ou musicalement utiles. Certains sont si abstraits qu’ils ne peuvent servir que de casse-tête musicaux, d’intérêt surtout récréationnel. Dans un canon, moins l’imitation est audible, moins on pourra l’utiliser en dehors de ces divertissements musicaux.

Le type de canon de loin le plus répandu demeure celui qu’on présente habituellement comme étant le plus simple : le canon à deux voix, à l’unisson ou à l’octave. Mais sa simplicité est trompeuse. S’il est facile à voir et à entendre,il pose un problème sérieux de monotonie harmonique. La raison en est évidente : la voix qui suit répète exactement les notes de la voix qui mène, ce qui suggère donc les mêmes harmonies. Si on n’arrive pas à surmonter cette stagnation harmonique, il en résultera une boucle harmonique sans fin ni but. Trois techniques courantes permettent de régler ce problème :

• L’utilisation d’harmonies de substitution, en relation de tierces, pour éviter de répéter les accords.

Remarquez comment l’arrivée sur le si, à la voix principale dans la mesure 3, suggère un accord de mi mineur plutôt qu’un autre accord de do majeur.

• La réinterprétation des notes de passage comme des notes cordales et vice versa.

Remarquez comment le la, une broderie accentuée dans la mesure 3, devient une note cordale dans la mesure 4.

  • L’ajout d’une partie libre, le plus souvent à la basse. Voilà une façon de rendre les deux premières solutions plus facilement audibles.

Parmi les autres canons qu’on rencontre régulièrement, notons les canons à deux voix à d’autres intervalles diatoniques, souvent avec basse ajoutée, et les canons renversés à divers intervalles.

Une forme rare de canon, qu’on doit semble-t-il à Brahms, pourrait s’appeler le “canon en variation”. La partie qui répond présente une version ornementée de celle qui mène. Dans Les variations Brahms-Paganini pour piano, vous en trouverez, à la variation 12 du livre 1, un exemple magnifique.

LA PASSACAILLE ET LA CHACONNE

Ce sont, toutes deux, des formes de variations continues de nature habituellement contrapuntique. Chaque variation développe son(ses) propre(s) motif(s) à travers une texture imitative ou stratifiée tout en répétant, dans le cas de la passacaille, la mélodie de base ou, dans le cas de la chaconne, la progression harmonique.

Comme pour tout type de variation, la monotonie qui peut découler de l’enchaînement de nombreuses sections de même longueur et de même tonalité vient menacer la forme globale. La meilleure solution à ce problème consiste à créer des groupes irréguliers de variations à partir de motifs, de textures, de progressions de valeurs de notes, etc., semblables. Un tel regroupement engendre des unités formelles globales asymétriques, ce qui permet d’atténuer la périodicité évidente de la forme.

Dans cet exemple, tiré de ma 3e Symphonie, le thème de la passacaille (ici dans la basse) est présenté de manière fragmentée dans un premier temps (dans l’introduction), sous la mélodie lente d’un hautbois. Dans la variation 1, une mélodie plus active (flûte) est exposée sur le thème. La variation 2 lui succède avec une texture plus énergique (cordes). Les trois présentations créent ainsi une progression dans l’élan musical.

En outre, après une série de variations regroupées, un contraste important, quel qu’il soit, s’avèrera plus efficace.