Principes généraux d’harmonie – Harmonie et texture : l’importance de l’orchestration
Abordons maintenant une des faiblesses majeures de la plupart des ouvrages d’harmonie. En réduisant les textures harmoniques, pour fins d’analyse, on dilue ou on escamote un des effets harmoniques les plus saillants : la disposition des notes à travers les registres et l’utilisation puissante des doublures et des timbres. Tout exercice pédagogique ou analytique qui ne se concentre pas sur le plus audible – et les choix de doublures et de timbres sont extrêmement audibles – demeure musicalement pauvre et peu utile.
DISPOSITIONS ET REGISTRE
La série des harmoniques fournit un guide très utile pour celui qui étudie la clarté harmonique. De façon générale, plus la disposition d’un accord respecte cette gradation naturelle – des intervalles ouverts dans le grave et de plus en plus serrés dans l’aigu – plus on obtient une sonorité d’ensemble ronde et fondue. Dans le grave, des intervalles acoustiques calmes et transparents, comme l’octave et la quinte, tendent à asseoir l’harmonie, peu importe ce qui vient au-dessus.
Ici, le second accord n’est qu’un « renversement » du premier. (Cet exemple illustre bien ce qu’on entend par « renversement » quand il y a de nombreuses notes chromatiques.) Remarquons la différence d’effet considérable entre les deux accords. Le premier, avec l’octave de la à la basse suivie d’une quinte, sonne comme une harmonie de la mineure richement colorée. Le second accord, avec un seul intervalle acoustiquement solide, la quinte do-sol dans les parties intermédiaires, semble dénué de fondamentale.
Bien sûr, un compositeur peut choisir de créer, à partir d’accords serrés dans le grave, des effets expressifs tels que la confusion ou la lourdeur. Mais il doit s’agir d’effets spéciaux, bien contrôlés, et non d’apparitions accidentelles.
De plus, comme nous l’avons vu précédemment, la séparation en registres atténue toujours la tension harmonique : l’oreille n’associe pas, naturellement, des notes dissonantes placées dans des registres éloignées. Dans les cas extrêmes, ces trous créent des plans sonores distincts.
Un dernier commentaire au sujet du registre. Puisqu’il affaiblit le principe d’équivalence des octaves, le registre influe sur la clarté et le caractère. La précision des hauteurs est à son meilleur dans le registre médium, là ou l’oreille humaine a développé son acuité maximale. Aussi, le caractère harmonique change dramatiquement en fonction du registre. (Dans l’enseignement de la composition, il convient de suggérer aux étudiants de comparer l’effet harmonique dans différents registres au lieu de choisir, automatiquement, le registre médium.)
LES DOUBLURES
Les choix de doublure sont aussi importants que les choix d’espacement et de registre. Un des défauts de l’écriture sérielle classique tient dans son interdiction rigide de toute utilisation des doublures d’octaves. Cette exigence empêche toute clarté orchestrale dans les registres extrêmes. De plus, elle interdit de nombreux effets harmoniques intéressants qui utilisent les doublures pour colorer subtilement les accords. En d’autres mots, puisque les doublures d’octaves changent la couleur harmonique, on ne doit surtout pas les éviter ; il faut plutôt chercher à les utiliser pour obtenir des effets expressifs appropriés.
Les doublures ne sont pas toutes équivalentes. Pour vous guider, voici quelques conseils :
En doublant certaines notes d’un accord, on accentue tous les caractères auxquels participent ces notes. La doublure de la basse ajoute davantage de solidité que celle du médium et les doublures de notes contiguës (non séparées par d’autres notes) se remarquent davantage que celles de notes à distance.
Dans ces trois accords, notons l’effet des différentes doublures. Dans le premier accord, la doublure du la, à la basse, accentue l’impression de fondamentale déjà installée grâce au mi, une quinte plus haut. Dans le deuxième accord, la doublure du ré#, en frottement de demi-ton avec le mi, crée davantage de tension et une sonorité plus lourde. Dans le troisième accord, la doublure du do, consonnant à la fois avec le sol# et le mi, engendre une sonorité plus riche.
Enfin, mentionnons que la registration à l’orgue, avec ses doublures “timbrées”, souvent autres qu’à l’octave (les jeux de mutation) peut permettre d’expérimenter les timbres synthétiques, si typiques du fameux Bolero de Ravel.
LE TIMBRE
L’harmonisation instrumentale diffère fortement de l’harmonisation vocale. Elle demeure pourtant ignorée dans la plupart des cours d’harmonie traditionnelle. Les suspensions écrites pour le piano ont un effet drastiquement différent si on les joue à l’orgue. Vocalement, il est ardu d’attaquer une dissonance, aux cordes on le fait sans problème.
En fait, le timbre influence la perception de tout intervalle. Les clusters, si agressants à l’orgue, s’adoucissent considérablement quand on les confie aux cordes. (Peut-être que les légères et incessantes fluctuations d’hauteur des cordes produisent une certaine mobilité interne.) Les octaves et les quintes sonnent tellement plus riches et plus pleins aux cuivres qu’aux bois. Les larges accords dans le grave offrent une grande richesse aux trombones mais plus de lourdeur avec les cors. En somme, dès qu’on quitte les notions de base, l’étude de l’harmonie ne peut se faire indépendamment de l’orchestration.
L’HARMONIE À PLANS SONORES MULTIPLES
Normalement, un accord est perçu d’un seul bloc, comme un ensemble. Cependant, dans certains cas, on distingue des sous-groupes harmoniques (appelés « plans « ), particulièrement si l’orchestration, par des registres et/ou des timbres très distincts, renforce l’impression de couches. Illustrons par un exemple.
Dans la situation “A”, alors que l’accord est confié à une seule famille (aux cordes ) les deux notes les plus aiguesenrichissent la masse sonore et s’y fondent parfaitement. En “B”, le même accord présente deux lignes timbrales distinctes : un arrière-plan harmonique aux cordes et unpremier plan dissonant aux trompettes. Dans ce cas, la dissonance sol/la b ressort davantage, ce qui modifie les attentes de l’auditeur.
En somme, alors que la plupart des traités d’harmonie présument une unité sonore totale et continue, en pratique, l’utilisation de couches harmoniques multiplie les degrés possibles de fusion sonore et donne accès à un univers expressif infini. De plus, avec ce type de stratification, on peut explorer la complexité harmonique tout en évitant la lourdeur et l’inertie, surtout si on personnalise chaque couche par un caractère intervallique distinct, des timbres et/ou des registres différents et une indépendance rythmique.