Principes de contrepoint – Préface
INTRODUCTION
L’enseignement du contrepoint s’appuie sur une longue et vénérable histoire, mais sa pédagogie demeure trop souvent débranchée de la réalité musicale. Plus que toute autre discipline musicale peut-être, le contrepoint a nourri des traditions universitaires hermétiques dont les liens avec la pratique musicale semblent souvent terriblement limités. Par exemple, j’ai récemment enseigné la fugue à un honnête diplômé d’un conservatoire européen réputé pour découvrir que son expérience du contrepoint se limitait à trois ans d’exercices en 4/4, sur un cantus firmus en rondes. Si ce type de pratique peut convenir à un débutant, il ne constitue aucunement, même de loin, une préparation satisfaisante à la plupart des applications concrètes du contrepoint, ni même, dans le cas présent, une préparation suffisante à la composition d’une fugue musicalement convaincante.
Le problème principal des approches scolastiques, c’est qu’elles substituent généralement des règles rigides aux principes généraux flexibles. En conséquence, elles n’accompagnent pas l’étudiant à travers un éventail suffisamment large de situations musicales et ne lui permettent pas de développer des outils vraiment utiles. Évidemment, dans le meilleur des cas, un professeur inspirant peut combler les lacunes et rendre l’apprentissage pertinent. Mais, dans le pire cas, l’étudiant s’enlise dans un fouillis incongru de règles contradictoires et il perd un temps précieux à tenter de contourner des obstacles musicalement sans importance. Un défaut répandu consiste à confondre des règles pratiques – par exemple, celles liées aux limites de registre de la voix humaine – avec des étapes pédagogiques. Les règles pratiques réfèrent à des principes généraux qui doivent être respectés si on veut que la musique soit jouable. En revanche, les étapes pédagogiques, sont, de par leur nature même, provisoires ; ce sont des trucs du métier qui permettent d’éviter les problèmes les plus courants ou qui aident l’étudiant à se concentrer sur une difficulté particulière en éliminant tout risque de confusion avec d’autres types de difficultés. Quand de telles restrictions à visée pédagogique sont présentées comme des règles absolues, elles débouchent rapidement sur des absurdités.
Dans le présent texte, nous aborderons les divers aspects du contrepoint en visant les applications les plus générales possibles. Nous présenterons le contrepoint comme une méthode d’entraînement à la composition musicale plutôt que comme une discipline en soi. Nous tenterons d’établir des principes généraux exempts de rigidité, de sorte qu’ils soient applicables dans des situations musicales réelles, peu importe le style ou la période concerné.
Nous ne proposons pas un manuel et nous ne reprendrons pas de façon élaborée l’information facilement accessible ailleurs. Nous ne proposons pas non plus une méthode détaillée, complétée par des exercices, bien que cette façon de faire, comme nous l’avons vérifié en classe au fil des années, découle naturellement de notre approche.
Bref, ce texte s’intéresse davantage au “pourquoi” du contrepoint qu’au “comment”.
L’ENSEIGNEMENT DU CONTREPOINT
L’enseignement du contrepoint s’appuie souvent sur un mélange disparate de styles et de méthodes. La plupart des approches se limitent, plus ou moins strictement, à un style particulier, et proposent un certain éventail d’exercices gradués souvent dérivés de la méthode des espèces de Fux.
Personne ne contestera la valeur pédagogique de la méthode de Fux, mais ses avantages sont mieux compris indépendamment des particularités stylistiques. La méthode des espèces convient particulièrement aux débutants. Voici ses principaux avantages :
- En éliminant tout rythme trop typé dans les quatre premières espèces et en imposant un rythme harmonique stable, on permet à l’étudiant de se concentrer sur la ligne et sur les dissonances. (En évitant tout “rythme trop typé “, on tient compte du fait que même dans une ligne constituée entièrement de noires, les simples changements de direction créent des regroupements rythmiques.)
- En fournissant un cantus firmus en rondes à l’étudiant, on lui donne le squelette de la forme générale, ce qui le libère de l’obligation de créer un déroulement harmonique à partir de zéro.
- En se limitant aux harmonies les plus élémentaires, on simplifie la compréhension de la dissonance.
- En mettant l’emphase sur l’écriture vocale, on se donne un excellent point de départ pour l’étude contrapuntique, cela pour trois raisons principales :
– Chacun dispose d’une voix dont il peut « jouer ».
– La plupart des instruments traditionnels sont conçus pour chanter, c’est-à-dire pour imiter la voix.
– Les instruments présentent, infiniment plus que la voix, des particularités variées de construction et d’idiomes. - En évitant les motifs, du moins au début, on libère l’étudiant des conséquences formelles qu’ils engendrent.
- En passant de deux à trois puis à quatre voix – ou davantage – l’apprentissage évolue logiquement, même si la plénitude harmonique à deux voix pose des défis particuliers.
- En passant à travers les quatre premières espèces, on se concentre efficacement, à chaque fois, sur un ou deux éléments :
– La première espèce, en évitant toute dissonance, met l’accent sur les relations de contour.
– La deuxième espèce pose le problème de l’équilibre entre les trois formes les plus simples de développement linéaire dans une progression harmonique : le développement statique (par broderies), le développement graduel (par notes de passage), et le développement par sauts, plus dramatique (avec des effets d’arpège).
– La troisième espèce introduit, dans le développement linéaire entre les harmonies, de nouveaux idiomes : l’utilisation de deux notes de passage (dont la note de passage accentuée), la combinaison de notes de passage, de broderies et d’arpèges, et possiblement, selon le bon vouloir du professeur, la cambiata et la double broderie. En fait, la troisième espèce correspond presque intégralement à la vénérable tradition des “differencias”, où l’étudiant explore systématiquement toutes les manières possibles de combler, avec un nombre donné de notes, l’espace entre deux notes cordales. (La méthode des differencias faisait partie de la formation, non seulement des compositeurs, mais aussi des interprètes puisque ces derniers devaient pouvoir improviser l’ornementation.) Les “Preliminary Exercices in Counterpoint” de Schoenberg en sont une variante.
– La quatrième espèce met l’accent sur les retards. Avec cette technique, l’étudiant rencontre, pour la première fois, des mélodies et des harmonies qui ne sont plus parfaitement synchronisées sur les temps forts de la mesure. Il s’initie aussi à des modèles plus raffinés d’élaboration.
– La cinquième espèce – l’aboutissement des espèces précédentes – permet d’aborder la question de la flexibilité rythmique. Si on exclu l’ajout de quelques idiomes plus sophistiqués comme, par exemple, les diverses résolutions ornementales des retards, le travail essentiel de l’étudiant consiste, avec la cinquième espèce, à contrôler l’élan rythmique (mais sans utiliser de véritables motifs).
En conclusion, les exercices à partir d’espèces variées, utilisés dans certaines approches pédagogiques traditionnelles, peuvent servir d’introduction aux textures stratifiées. Ils encouragent, dans un contexte harmonique qui doit rester limpide, l’exploration des dissonances simultanées.
Aussi, le contrepoint “strict” peut être utile. Toutefois, plus l’étudiant avance et plus certaines de ces balises pédagogiques se transforment en contraintes abrutissantes. Par exemple, l’étudiant à qui on fournit toujours un cantus firmus n’apprendra jamais à planifier l’entièreté d’une progression harmonique. La monotonie du rythme harmonique – sans parler de celle de la métrique (car beaucoup de méthodes ne vont jamais au-delà du prudent 4/4) – représente une lacune majeure qui laisse l’étudiant démuni devant une basse active, si typique des textures contrapuntiques, qui vient affecter la forme et l’élan harmonique. De même, une pratique limitée aux harmonies simples constitue un handicap ridicule quand vient le temps de s’intéresser, par exemple, au contrepoint renversable, alors que l’utilisation des accords de septième décuple les ressources disponibles. On pourrait multiplier les exemples…
Les autres méthodes d’enseignement du contrepoint s’attachent, habituellement, à reproduire un style spécifique, la plupart cherchant à imiter Palestrina ou Bach. Si elles sont d’efficacité variable, ces méthodes souffrent toutes d’une limitation majeure : en enseignant un style particulier, elles obscurcissent facilement les principes généraux sous-jacents. De plus, comme le fait remarquer Roger Sessions dans l’avant-propos de son excellent Harmonic Practice, un modèle ne doit jamais être, pour un compositeur, un ensemble fermé de limites, mais plutôt un langage en constante évolution. Pour ces raisons, ces types d’approches conviennent davantage à la formation de musicologues qu’à celle de compositeurs.
Peu importe l’approche pédagogique choisie, l’étude efficace du contrepoint repose sur deux exigences fondamentales :
- L’étudiant doit chanter, à haute voix et à tour de rôle, chaque ligne tout en écoutant les autres. Ces autres lignes peuvent être soit chantées par d’autres étudiants, soit jouées au clavier. En dirigeant l’attention successivement sur chacune des lignes – les autres servant de toile de fond – on entraîne l’oreille à l’écoute contrapuntique. Cette pratique mène à une connaissance intime de la musique et donne accès à de fins détails autrement inaccessibles.
- La quantité importe : plus l’étudiant réalise d’exercices de chaque type, plus il accroît son aisance à combiner, de multiples façons, les notes. Puisque les mouvements de base entre les notes cordales s’avèrent relativement limités (voir plus loin), beaucoup de patterns deviennent avec le temps familiers.
L’utilisation d’échelles graduées de phénomènes audibles constitue, selon nous, un outil pédagogique essentiel, peu importe la discipline musicale impliquée. En recourant à de telles échelles, on encourage l’étudiant à évaluer les effets de divers choix musicaux et à classer ces effets par ordre d’intensité produite. On favorise ainsi les distinctions subtiles et l’écoute se raffine. Par exemple, au lieu de simplement constater qu’une dissonance est “dure”, on peut la comparer à d’autres dissonances qu’on évaluera et qu’on classera sur une “échelle de dureté”. On peut ensuite tenter de préciser quels sont les éléments qui déterminent l’intensité de l’effet. Cette façon de faire permet d’établir des distinctions qui s’avéreront utiles, bien au delà d’un cas particulier.
En conclusion, nous suggérons que tout exercice de contrepoint, du plus simple au plus complexe, soit présenté et discuté comme une véritable composition, avec un commencement, un développement et une fin. C’est la seule manière d’évaluer un résultat contrapuntique qui tienne compte des problèmes réels auxquels sera confronté le compositeur.
LE CADRE STYLISTIQUE
Si nous acceptons de considérer le contrepoint ainsi – comme un outil de composition plutôt que comme une discipline désincarnée – nous devons préciser les limites de notre approche. Nous reprendrons ici certaines des remarques du premier texte de cette série.
On peut difficilement enseigner la composition sans définir un cadre stylistique qui s’appuie sur quelques exigences formelles. Au cœur de notre argumentation, nous prétendons que plusieurs des notions de base discutées ici résultent de la nature même de l’écoute musicale. Clarifions quelques-unes de hypothèses derrière cette expression d’”écoute musicale”.
Nous supposerons d’abord que le compositeur écrit une musique qui sera écoutée pour elle-même, et non pas comme l’accompagnement d’une quelconque activité. En conséquence, si on veut entraîner l’auditeur dans un périple musical, il faut au moins provoquer et soutenir son intérêt, de même qu’apporter à son expérience une conclusion satisfaisante. Ainsi, “l’écoute musicale” présuppose un auditeur intéressé et attentif, dont une partie des processus psychologiques impliqués dans l’écoute peut être étudiée de facon significative, au moins en termes généraux.
Nous limiterons notre discussion à la musique de concert occidentale. Les musiques non-occidentales, qui impliquent souvent des attentes culturelles très différentes quant à leur rôle social ou quant à leur effet sur l’individu, appartiennent à d’autres cadres de référence.
De plus, même si certaines des notions présentées ici peuvent également s’appliquer à la musique fonctionnelle – par exemple, la musique qui accompagne les services religieux, les cérémonies en tout genre ou les films publicitaires – ces situations particulières imposent des contraintes externes majeures à la forme et aux décisions du compositeur qui cessent de dériver principalement des exigences du matériel musical. Dans la musique de concert, en revanche, le compositeur explore et élabore le matériel choisi de façon à satisfaire une écoute musicale attentive.
Malgré ma conviction à l’effet que le contrepoint s’étudie mieux à partir d’exercices tonaux – il est plus facile pour un débutant d’oeuvrer dans un cadre familier que d’avoir à définir un langage cohérent à partir du néant – les principes proposés ici ne se limitent pas à la musique tonale. S’il prend la peine d’y réfléchir, le lecteur trouvera rapidement des applications qui ne dépendent pas de la tonalité.