Principes de contrepoint – L’harmonie
Il peut sembler curieux de passer directement de considérations linéaires à des considérations harmoniques, tout en reportant à plus tard la discussion concernant les modalités d’interaction entre les lignes. Cependant, on comprend mieux l’harmonie quand on la conçoit comme une intégration de lignes simultanées dans un tout cohérent. Peu importe le degré d’indépendance des lignes, l’oreille perçoit toujours une masse sonore – d’où émerge souvent un premier plan et un arrière-plan – et non une simple superposition de couches indépendantes. Autrement dit, peu importe la densité de la musique, le cerveau l’appréhende en bloc. Ce point mérite des précisions. Nous ne prétendons pas que l’oreille est incapable de distinguer des lignes indépendantes, mais plutôt qu’elle ne peut pas leur prêter, simultanément, une attention égale. Pour que l’auditeur n’ait pas l’impression d’une multiplicité d’événements indépendants se déroulant en même temps, les couches sonores doivent se fusionner en un tout cohérent. Cette fusion résulte en grande partie de la synchronisation harmonique et rythmique. Si le discours harmonique est logique, il créera, du même coup, des attentes au sujet de la direction musicale. Et si les diverses lignes se rencontrent régulièrement aux points métriques importants, on peut difficilement leur attribuer une indépendance complète. L’écoute humaine, semble-t-il, ne requiert que peu d’encouragements pour former de tels liens.
Dans le présent texte, nous nous attarderons seulement aux aspects du discours harmonique qui sont en lien direct avec les textures contrapuntiques. Pour une discussion plus spécifique des questions harmoniques, le lecteur peut consulter notre texte sur ce sujet.
LA RICHESSE
Les rencontres verticales aléatoires ne constituent pas de l’harmonie ; personne ne peut sérieusement prétendre le contraire : le discours harmonique repose sur la cohérence. De fait, il y a des avantages certains à contrôler la tension et la direction harmonique.
Pour que le contrepoint n’apparaisse ni désorganisé, ni approximatif, l’harmonie doit être aussi riche que possible. Dans un contexte classique, la “richesse” s’apparente généralement à la plénitude – qui exige la tierce de l’accord et valorise les intervalles de septième – et aussi à l’élaboration de progressions vivantes, qui ne se limitent pas aux degrés primaires en position fondamentale. (Voilà un aspect où l’enseignement traditionnel, à base d’espèces, échoue lamentablement.) Dans des contextes autres que classique, la richesse implique la présentation forte et fréquente des sonorités caractéristiques, de même qu’un contrôle raffiné des jeux de tension et de détente.
Examinons brièvement quelques faiblesses d’harmonie – fréquentes dans les travaux d’étudiants – qui, par la sonorité vide ou dure qu’elles engendrent, attirent l’attention de l’auditeur. Le résultat détourne l’oreille du flux musical :
- quintes et octaves parallèles proéminentes ; ici, le mot clé est “proéminentes”.
Dans ce premier exemple, les octaves parallèles sont extrêmement proéminentes : Chacune des deux premières mesures s’ouvre et se termine sur la même note ; l’oreille distingue à la fois les notes accentuées et la progression de la dernière note de la mesure à la première note de la mesure suivante. Dans le deuxième exemple, la situation s’améliore légèrement : à présent, les dernières notes ne reviennent plus sur les octaves, mais les octaves accentuées du premier temps restent très proéminentes.
Toutefois, certaines quintes et octaves parallèles, pourtant interdites dans le contrepoint traditionnel à base d’espèces, sont, de fait, peu dérangeantes et presque inaudibles. Dans l’étude du contrepoint à base d’espèces, les octaves créées par le do de la première mesure et le ré de la seconde seraient interdites à cause de leur trop grande proximité. Toutefois, ces octaves ne perturbent pas l’écoute : les différences de motifs, dans les deux mesures, atténuent les risques d’association des intervalles concernés. D’un point de vue pédagogique, il est plus utile d’abandonner les interdictions normatives pour se demander pourquoi certains cas dérangent et d’autres pas. De telles discussions aident l’étudiant à affiner son écoute.
- quintes et octaves directes entre les voix externes, à moins qu’elles ne soient adoucies par un retard ou un autre événement harmonique de premier plan.
Comparez l’octave directe (premier temps, deuxième mesure) du premier exemple, assez audible puisque toutes les voix bougent dans la même direction, avec celle du deuxième exemple, alors qu’un retard riche, dans une voix intérieure, change l’équilibre et détourne l’oreille des voix externes.
- dissonances approchées par mouvement similaire, particulièrement dans les voix externes. On les remarque davantage quand on y arrive par sauts.
Dans le premier exemple, le mouvement similaire entre le soprano et la basse crée un accent très marqué sur le triton de la mesure 2. Dans le deuxième exemple, cet accent est atténué par le mouvement contraire à la basse.
- dissonances parallèles ; utilisation excessive des octaves à découvert
Les 7e parallèles, entre l’alto et le soprano, au 1er et au 2e temps, sonnent particulièrement dures, surtout qu’au 2e temps, la 7e est majeure et se résout sur une octave à découvert (qui en plus, forme une quarte vide avec la basse). Ensuite, le dernier temps de la mesure n’a pas de 3e. La 7e sonne dure et ce qui suit sonne vide.
En revanche, on peut accroître la richesse :
- en portant attention aux conflits de demi-ton : on peut presque toujours les atténuer en ajoutant, dans une autre voix, une tierce ou une sixte à une (ou à chacune) des deux notes impliquées.
- en doublant les dissonances à la tierce ou à la sixte ; comme nous le verrons plus loin, c’est là l’utilité principale du contrepoint renversable à la dixième : en éliminant rigoureusement tout mouvement parallèle, ce type de doublure garantit qu’on ne crée ni octaves, ni quintes parallèles.
Ces deux versions du même exemple illustrent comment on peut soit adoucir, soit intensifier une dissonance. Dans la première version, l’arrivée sur la septième majeure, dans la mesure 3, sonne très dur puisque les voix supérieures bougent par mouvement similaire. De plus, la résolution par échange ne diminue pas le niveau de tension intervallique. Dans la variante proposée, la dissonance fa # et sa résolution sont doublées à la sixte dans les voix intérieures, ce qui crée un effet beaucoup plus riche et plus conforme à l’esprit des barres de mesure ouvertes.
- en privilégiant des accords aussi complets que possible aux points de tension métriques.
- en utilisant abondamment les retards (pour adoucir la carrure de l’harmonie et du rythme).
Un dernier point. Plutôt que de limiter l’étudiant à la seule étude de l’harmonie consonante, à partir des espèces, il vaut mieux agrandir graduellement son vocabulaire harmonique pour inclure les accords de septième, les modulations et le chromatisme. Personnellement, je vise l’acquisition des mêmes ressources harmoniques à la fin de l’étude du contrepoint à quatre voix que dans un cours d’harmonie chromatique. Cette façon de faire permet aussi de combiner avantageusement les deux disciplines. En fait, plus on explore la richesse harmonique, plus on développe une conduite des voix raffinées et plus on approfondit notre maîtrise du contrepoint, plus les ressources harmoniques disponibles pour surmonter les difficultés deviennent sophistiquées.
LA DÉFINITION HARMONIQUE
Quand ils s’attaquent à des textures contrapuntiques denses, les étudiants peinent souvent à définir l’harmonie. Dans les situations de dissonances accentuées, en particulier, l’harmonie impliquée peut facilement se brouiller.
L’auditeur doit pouvoir “déduire” l’harmonie sous-jacente à partir de l’information présentée. Cette information inclut :
- le nombre relatif de notes cordales et étrangères entendues simultanément,
Dans cet exemple, la mesure 2 illustre un problème qu’on rencontre fréquemment dans les travaux d’étudiants. La rencontre consonante des voix supérieures suggère un accord de ré mineur, alors que les voix inférieures évoquent plutôt un premier renversement de l’accord de do majeur. Le fait que le fa lié dans l’alto saute (au ré) suggère qu’il s’agit d’une note cordale et comme les voix inférieures n’aboutissent pas à des consonances claires, on peut difficilement les considérer comme de simples notes de passage. Bref, l’information présentée demeure confuse et oblige l’auditeur à tenter de déduire l’harmonie impliquée à partir d’indices contradictoires. En résultent de la distraction et une accentuation inappropriée.
- l’importance rythmique relative attribuée aux notes cordales et étrangères,
- l’emplacement des sauts : les sauts sont normalement réalisés à partir et en direction de notes cordales. Quand plusieurs sauts se suivent, les notes sont entendus comme formant un accord. Les appogiatures (approchées par saut) représentent la seule exception courante à cette règle. Toutefois, dans ce cas, le saut à une dissonance doit être considéré comme un motif. Autrement, à l’exception de très rares cas – comme des exemples explicatifs dans un manuel – toute note dissonante semblera une erreur.
- quoique à un degré moindre, la direction harmonique des accords précédents.
Il semble que l’auditeur soupèse les “preuves” et tente d’analyser l’harmonie pour en dégager une cohérence.
LA MODULATION
Bien qu’une discussion étoffée de la modulation relève du domaine de l’harmonie, la texture contrapuntique génère des problèmes particuliers liés à la définition de la direction tonale lors d’une modulation. Le manuel de contrepoint de Schoenberg est le seul, à ma connaissance, à inclure des exercices spécifiques visant à forcer l’étudiant à moduler dans un contexte contrapuntique. De tels exercices posent des défis considérables et devraient faire partie de tout programme d’études en contrepoint.
La plupart des explications de la modulation mettent l’accent sur les accords pivots. Cependant, si on veut rendre la modulation convaincante pour l’oreille, la façon d’approcher mélodiquement les notes nouvellement altérées est aussi, sinon plus, importante. Les altérations introduisent de la nouveauté et chaque nouvelle altération doit apparaître seule dans une première voix. (Doubler une note altérée engendrerait un double problème : un effet de dureté suivi d’une résolution faible.) Pour éviter que la modulation semble confuse, on doit la faire apparaître dans une ligne de premier plan. Il faut aussi éviter, dans d’autres plans, tout événement motivique ou harmonique distrayant. Enfin, il faut s’assurer de donner à la nouvelle altération une valeur rythmique suffisante. Le compositeur doit attirer l’attention de l’auditeur sur les notes caractéristiques de la modulation. Une excellente manière d’y parvenir est d’utiliser un retard qui mène, par sa résolution, à la note altérée.
Ici, les altérations qui annoncent la tonalité de ré mineur, soit le do# et le sib, sont toutes deux amenées comme résolutions de retard. Le retard attire l’attention de l’auditeur, et l’arrivée, à titre de résolution, de la note nouvellement altérée sonne particulièrement coulante.
Évidemment, le degré d’accentuation accordé à ces notes dépend du rôle de la modulation dans le contexte formel : s’agit-il d’une simple couleur locale ou annonce-t-elle le début d’une nouvelle et importante section?