Principes de contrepoint : La ligne
La perception humaine semble incapable de porter une attention égale à plus d’une série événements à la fois (à cause, possiblement, de phénomènes adaptatifs, dus à l’évolution même, visant à éviter toute confusion et à inciter les organismes à privilégier l’action). Même dans les textures contrapuntiques les plus riches, alors que l’attention de l’auditeur se promène entre les diverses parties, une focalisation s’exerce toujours. Dans le présent texte, nous emploierons le terme “ligne”, dans son sens le plus large, pour décrire le parcours principal qu’emprunte l’attention de l’auditeur tout au long du déroulement d’une oeuvre musicale. Si le compositeur a su mener sa tâche à bien, ce parcours sera, du début à la fin, logique, intrigant et convaincant. La notion de ligne, centrale, bien sûr, dans l’étude du contrepoint, commande aussi l’appréciation de la musique en général.
Dans son sens plus traditionnel, la “ligne” réfère à la continuité dans le temps d’un développement mélodique spécifique (qu’on appelle généralement “voix”, ou “partie”, dans l’étude du contrepoint). Examinons certaines de ses caractéristiques.
LA CONDUITE DES VOIX
La ligne mélodique contrapuntique peut être considérée, lors d’un développement harmonique, comme une conséquence de la conduite normale des voix. Dans l’enchaînement harmonique le plus élémentaire, le mouvement conjoint et la tenue des notes communes sont la norme. Pour deux raisons très simples : d’abord, parce que ces lignes se chantent aisément – en effet, on perçoit et on reproduit facilement des notes qui restent en place ou bougent conjointement – et ensuite, parce que l’oreille installe une continuité basé sur le registre.
A l’opposé, les sauts sont des événements spéciaux qu’on utilise pour renouveler l’intérêt, ouvrir de nouveaux registres ou attirer l’attention de l’auditeur. Bref, dans un contexte normal – essentiellement conjoint – un saut crée un accent.
LE CONTOUR
Le contour renvoie au dessin formé par la succession des hauteurs à travers un déroulement linéaire. Les changements de direction, en particulier dans les voix extrêmes de l’aigu et du grave, sont des événements linéaires importants que l’auditeur remarque et enregistre. Dans les cas de lignes écrites pour voix ou de lignes instrumentales d’inspiration vocale, une direction ascendante suggère davantage d’intensité, alors qu’une descente évoque plutôt la détente. S’entraîner à équilibrer, dans une ligne mélodique, les mouvements ascendants et descendants de tension, constitue une excellente première étape dans le développement du sens formel.
LA LIGNE COMPOSÉE
Par ce procédé de “ligne composée”, on enrichit une mélodie grâce à des sauts fréquents entre deux ou trois lignes imbriquées, ce qui donne l’illusion de deux ou trois niveaux simultanés, alors que de fait, on n’attaque jamais plus qu’une note à la fois.
Ici, la mélodie suggère une conduite des voix à 3 ou 4 parties, tel que schématisé sur la portée du bas. Remarquez la résolution adéquate des notes actives dans l’harmonie qui suit. Des notes actives non résolues créeraient une distraction injustifiée.
La ligne composée joue sur l’association puissante entre la continuité et le registre. Elle peut permettre à un instrument soliste d’assurer, en tout ou en partie, son propre support harmonique. Elle crée une continuité implicite entre des notes qui ne sont pas immédiatement contiguës dans le temps. Les exemples les plus spectaculaires de cette technique demeurent, à l’évidence, les suites pour violon ou violoncelle solo de Bach.
L’ACCENTUATION
L’accentuation est une caractéristique inhérente à la ligne car dans une ligne donnée, les notes ne sont jamais toutes d’égale importance. Les sommets et les contrastes génèrent de l’intérêt et de la richesse. Un accent représente un moment de mise en évidence.
L’accentuation ne se limite pas à l’effet normal d’insistance sur le premier temps de la mesure. Elle peut aussi résulter de :
- la durée des notes : on parle alors d’accent agogique. C’est l’accentuation normalement utilisée à la Renaissance, alors qu’il n’y a pas de barres de mesure pour ponctuer la métrique. Correctement chantée, la polyphonie de cette période, avec son euphonie spectaculaire, favorise les conflits d’accentuation puisque les notes longues arrivent de façon indépendante dans chaque voix.
Dans cet exemple, nous accentuerons légèrement chaque note se trouvant au début des phrases liées pour créer un effet de dépendance entre les deux voix.
- les notes extrêmes : des sommets
Ici, le fa aigu, même attaqué sur temps faible, sera chanté avec une certaine intensité, atténuant le caractère carré de la métrique.
- les contrastes harmoniques
Dans cet exemple, après le sommet mélodique sur le la aigu, à l’intérieur du troisième temps, la sixte napolitaine au dernier temps vient créer un accent harmonique.
L’indépendance des accents demeure une des composantes essentielles de l’indépendance linéaire. Même lorsque toutes les lignes partagent les mêmes valeurs de note, on évite habituellement de faire coïncider leurs accents. Des accents simultanés signalent à l’auditeur, sans équivoque aucune, un événement exceptionnel, habituellement un sommet. Quand des parties jusque là indépendantes commencent à épouser un même dessin rythmique, l’effet de simplification qui en découle clarifie, de façon très audible, l’élan et le dynamisme musical. Bien utilisé, c’est un signal puissant de l’arrivée imminente d’un sommet ; mal utilisé, il dissipe la tension : un climax annoncé qui ne se matérialise pas déçoit.
L’accentuation est en lien avec l’harmonie : les notes intégrantes de l’harmonie sont perçues différemment de celles qui s’y opposent. Les notes étrangères créent de la tension jusqu’au nouveau point d’arrivée harmonique.
LA STRUCTURE MÉLODIQUE ET L’ORNEMENTATION
Dans la musique occidentale en général, les lignes contrapuntiques se rencontrent assez régulièrement, habituellement sur les temps forts, pour former des accords reconnaissables. Ces rencontres servent de piliers harmoniques. Entre ces piliers, les lignes bougent plus librement, ce qui crée des effets à la fois de liberté et de tension, puisqu’on y retrouve, normalement, au moins quelques notes étrangères à l’harmonie qui prévaut. (Si elles n’affichent que des notes intégrantes de l’accord – des notes répétées ou des arpèges, par exemple – ces lignes sont perçues comme des élaborations harmoniques, plutôt que linéaires.)
Il nous apparaît peu pertinent de tenter de faire ici l’énumération exhaustive de toutes les possibilités de développement linéaire. Signalons quand même quelques grandes catégories utiles :
- avec notes de passage conjointes,
- avec broderies,
- par approches indirectes, y compris les changements de direction et le saut dans l’octave d’arrivée.
Dans cet exemple, la mélodie ne décrit, pour l’essentiel, qu’une simple progression du do au sol. Cependant, la ligne tire son intérêt dans le détail de l’organisation de la montée, et particulièrement par le passage du fa au sol au moyen d’une bifurcation vers le sommet mélodique qui a pour effet d’ajouter une seconde approche au sol, venant de l’aigu, à la première aproche qui origine du grave.
Cet exemple illustre la technique très commune du saut dans l’octave d’arrivée. Ce procédé permet de maintenir la ligne à l’intérieur d’un registre facile à chanter et évite l’effet excessivement dramatique d’une longue gamme qui chute vers le grave.
- par des combinaisons de mouvements conjoints – qui créent la fluidité mélodique – et de sauts – qui permettent d’ouvrir de nouveaux registres et de renouveler l’intérêt.
Après le trait de gamme et les mouvements conjoints du début, le saut, à la fin de la mesure 2, ravive l’intérêt. La broderie du do aigu adoucit la descente mélodique après le sommet sur le ré.
- par un décalage de la ligne, en rapport avec l’harmonie impliquée (effet de retard).
Le retard est l’une des formules de dissonance les plus anciennes ; il est en effet plus facile pour un chanteur de “trouver” vocalement une note dissonante déjà attaquée (dans l’harmonie précédente) comme une consonance.
Certaines de ces catégories coïncident avec les “espèces” utilisées dans la pédagogie contrapuntique traditionnelle, ce qui fournit un argument supplémentaire à l’appui de ce type de pédagogie, en autant qu’on l’applique avec intelligence et flexibilité.
MOTIFS ET COHÉRENCE
En utilisant des motifs, on peut ajouter un niveau supplémentaire de cohérence linéaire. Par motif, on entend un schéma court et très typé, qu’on répète et qu’on varie. Habituellement, les motifs prennent la forme de patterns mélodico-rythmiques (même si, dans la 6e symphonie de Malher, le passage d’une triade majeure à une triade mineure, orchestré en “cross-fade”, constitue, à l’évidence, un “motif” important). De tels patterns créent de riches associations. Les motifs stimulent la mémoire et peuvent donc servir à créer des liens qui transcendent la simple continuité à court terme. Cependant, à l’inverse, si on introduit un motif caractéristique et qu’on l’abandonne par la suite, on distrait l’auditeur et on affaiblit l’effet d’ensemble.
Les formules de dissonance, sauf les plus élémentaires (notes de passage et broderies rythmiquement neutres), créent, de fait, des motifs qui devront être rappelés et utilisés par la suite.
On peut retrouver, dans de nombreux manuels, les méthodes habituelles d’utilisation des motifs et rien ne justifie que nous les détaillions ici. Notons que pour maintenir l’intérêt, la répétition fréquente de la plupart des motifs exige le recours presque constant à des variantes et qu’il convient de bien distinguer les variantes “proches” des variantes “éloignées” d’un motif. Le point crucial consiste à déterminer si un auditeur attentif sera davantage frappé par le caractère de nouveauté d’une transformation motivique donnée ou par sa ressemblance avec l’original. Certaines variantes motiviques, par exemple celles en rétrograde, en augmentation ou en diminution, surtout quand elles viennent perturber le déroulement rythmique, peuvent être faciles à détecter sur papier tout en étant presque impossibles à entendre en lien avec le motif original.
Ici, la transformation rétrograde, à cause du rythme syncopé qu’elle installe, ne rappelle à l’écoute, en aucune façon, le motif original. Plutôt que la continuité, elle suggère un effet intentionnel de contraste.
Il y a un cas particulier qui mérite d’être discuté. Bach se sert parfois, à l’intérieur d’une section, d’une technique d’ornementation progressive d’un motif – une technique que Schoenberg appellera « la variation développante » et qui constitue, de fait, le fondement d’une partie importante de sa théorie de la forme. Comme dans le «jeu du téléphone » où chacun chuchote à l’oreille du voisin un message qui finit par se transformer complètement, ce genre de développement peut rapidement mener l’auditeur très loin. Trois principes en assurent cependant la cohérence :
- Chaque variante du motif doit être facilement perçue comme une ornementation ou une variation de la version précédente. En fait, Bach multiplie souvent les éléments associatifs dans le but de renforcer le lien.
- Les variantes doivent se suivre dans un bref laps de temps.
- Après quelques variantes de plus en plus éloignées, Bach revient, à un moment d’importance, à une variante beaucoup plus proche.
Voici un exemple commenté de la procédure de Bach.
Le compositeur doit contrôler soigneusement, en fonction du contexte, le degré de similitude et de nouveauté. Ainsi, une brève section d’à peine une ou deux phrases exige rarement le contraste extrême que les transformations rétrogrades engendrent habituellement. Par ailleurs, si le compositeur cherche à créer un thème contrastant en utilisant le matériel précédent, le rétrograde peut s’avérer fort utile.
LES LIGNES NEUTRES
En contrepoint motivique, on rencontre souvent l’idée erronée à l’effet que tout doit dériver des motifs du thème. Beaucoup d’oeuvres de qualité atteste de la fausseté de cette idée, une idée qui, de toute façon, apparaît vite musicalement déraisonnable. Bien que la rigueur motivique puisse certainement contribuer à la cohérence du flux musical, elle autorise une grande variété de degrés (qui s’échelonnent de l’imitation canonique la plus stricte jusqu’à ces textures beaucoup plus libres qui étoffent le développement de la plupart des fugues, alors qu’un contrepoint plutôt neutre accompagne une ligne principale). De fait, il est parfois très avantageux de recourir à ce type de matériel passe-partout qu’on expérimente dans l’apprentissage et la pratique des espèces. Les retards et le simple mouvement conjoint sont utilisables, sans vraiment attirer l’attention, dans pratiquement n’importe quel contexte contrapuntique, qu’ils dérivent ou non du matériel thématique de l’oeuvre. Pour mettre en évidence les idées importantes, il est souvent plus efficace d’utiliser ces ressources simples que d’introduire des éléments motiviques contrastants qui risquent de détourner l’attention.
Pour réduire la densité des textures contrapuntique sans amoindrir l’intérêt de chaque partie indépendante, une technique éprouvée consiste à décaler les doublures rythmiques : dans un passage donné, certaines lignes partagent les mêmes valeurs rythmiques, mais sans commencer ni finir en même temps.
Ici, le motif en croches apparaît d’abord au soprano puis, décalé, à l’alto. La basse et le ténor débutent ensemble, à la noire, avant de reprendre leur indépendance rythmique à la mesure 2. Ainsi, la texture demeure transparente sans que jamais deux lignes ne se doublent rythmiquement longtemps.