La technique
(traduction de Charles Lafleur)
INTRODUCTION
Un témoignage de l’auteur
C’est à titre de pianiste et de compositeur que j’ai entrepris ma vie musicale. Mais après plusieurs années consacrées à l’étude du piano, je me suis mis à l’orgue, délaissant pour une longue période cet instrument. En pleine maturité, j’ai enfin eu les moyens de faire l’acquisition d’un magnifique Steinway et j’ai renoué avec mes origines. J’ai tout d’abord passé en revue mon ancien répertoire avant de m’aventurer, graduellement, vers des œuvres plus difficiles, des œuvres que j’avais toujours rêvé de jouer mais sans parvenir à les maîtriser. J’en suis venu à réviser en profondeur ma technique, peaufinant certains aspects, en chamboulant d’autres. Mon travail sur des pièces de haut niveau a débouché sur des discussions fascinantes avec des collègues et des amis pianistes et sur de nombreuses lectures. Cet essai présente le résultat de ces démarches. Je n’oserais prétendre proposer La bonne manière de travailler le piano, mais je peux dire que je n’avance rien ici que je n’ai moi-même expérimenté avec succès. Il s’agit donc d’un compte-rendu personnel et à ce titre, il n’a rien de définitif. Pianiste de bon niveau, je ne prétends pas cependant être un virtuose. Aussi, mes commentaires, et particulièrement ceux qui concernent la virtuosité, doivent être considérés avec prudence. Des mises à jour régulières suivront, identifiées par la date inscrite tout en haut.
A qui s’adresse cet essai ?
Je tenterai de cerner les principes généraux qui sous-tendent la technique du piano. Bien que ces principes soient fondamentaux, cet essai ne s’adresse pas au débutant. Le jeu pianistique est une habileté mentale et motrice très complexe et le débutant a tellement de réflexes à installer qu’il ne pourra ni apprécier, ni appliquer l’ensemble des points que j’aborde. (Son professeur, cependant, doit garder une vue globale s’il veut éviter que son étudiant ne développe de mauvaises habitudes.) Le pianiste le plus concerné par cet essai demeure celui qui, après avoir maîtrisé le répertoire intermédiaire, désire acquérir une virtuosité musicale et technique.
Quelques mises en garde
- Sans références visuelles et tactiles, il est difficile de communiquer les mouvements et les jeux de coordination. Idéalement, l’étudiant devrait non seulement observer l’exécution par un pianiste des mouvements décrits, mais également expérimenter les sensations impliquées – les bons professeurs les provoquent souvent en « pianotant » sur la main ou le bras de l’étudiant – et juger à l’oreille du résultat. D’ailleurs, j’envisage éventuellement de fournir des exemples vidéo à l’appui de ce texte.
- Il est important de distinguer la description par le pianiste des sensations qu’il éprouve en jouant, de ses gestes réels. Même les descriptions des grands pianistes s’avèrent parfois très inexactes d’un point de vue scientifique. Par exemple, plusieurs soutiendront qu’il faut viser « la relaxation complète ». Scientifiquement parlant, c’est un non-sens : la relaxation musculaire complète n’appartient qu’aux cadavres ! Le jeu pianistique exige un certain tonus musculaire et parfois même de réels efforts. Par « relaxation complète », on évoque essentiellement la posture d’un bon pianiste et les sensations qui l’habitent : de l’aisance et l’absence de tension excessive. D’ailleurs, il ne faut pas confondre le talent de pianiste et celui de pédagogue ou même de fin observateur. Quand on parcoure les anthologies d’entrevues avec de grands pianistes ou de discussions entre eux, les divergences de conception technique sont si considérables qu’elles frisent parfois le comique. Un pianiste ne jure que par cinq heures de gammes par jour, un autre dénonce l’inutilité des gammes. Un virtuose affirme que la technique repose entièrement sur la relaxation, un autre qu’il faut rester tendu, les muscles en alerte comme un acrobate. Et même chez d’excellents professeurs, des images pédagogiquement utiles peuvent s’avérer scientifiquement imprécises. En gardant à l’esprit cette distinction – description scientifique versus sensation éprouvée -, on peut plus facilement échapper aux écueils de la confusion.
- Scruter le jeu des grands pianistes s’avère toujours passionnant, mais beaucoup de ce qui se passe dans des exécutions de haut niveau demeure, à toutes fins pratiques, indétectable. La virtuosité exige un contrôle prodigieux et une grande économie de mouvements. Elle implique souvent des jeux de coordination extrêmement subtils et presque impossibles à remarquer, particulièrement quand l’observateur se tient à distance et que l’interprète joue à pleine vitesse.
- La connaissance des principes généraux validés peut vous aider à vous améliorer. Mais le recours à un essai ne peut en aucune manière remplacer cet excellent professeur qui sait identifier avec précision les problèmes inhérents à une situation donnée, vous évitant ainsi une démarche d’essais et erreurs peu efficace.
- Plusieurs des sensations décrites dans ce texte ne peuvent être éprouvées que sur un piano correctement réglé. Au prise avec une action inégale, une répétition molle, un échappement incohérent, etc., vous vous demanderez si le problème origine du pianiste ou du piano. Si vous visez vraiment l’excellence, prenez quelques centaines de dollars et faites régler votre instrument par un bon technicien ; il s’agit d’un investissement indispensable.
Quelques postulats
En ce qui a trait à l’aspect physique de l’exécution pianistique, je m’appuie sur certaines assertions de base. Malgré certains désaccords, ces postulats sont acceptés par une forte majorité d’excellents pianistes.
- Tout individu physiquement normal peut atteindre un niveau relativement élevé de virtuosité technique à la condition de bénéficier d’un enseignement de qualité et de pratiquer suffisamment. Ce qui ne signifie pas que n’importe qui peut devenir un grand pianiste, mais plutôt que les qualités physiques exigées pour se déplacer convenablement sur le clavier ne sont pas telles qu’elles excluent la plupart des gens.
- L’exécution pianistique ne devrait ni être douloureuse, ni blesser le pianiste. En absence de problème médical préexistant, douleurs ou blessures attestent de gestes mal exécutés.
Si les principes généraux décrits ici s’appliquent de façon très large, le détail des positions et des mouvements pertinents dans une situation donnée varie selon l’individu. D’une part, d’un individu à l’autre, les corps diffèrent. D’autre part, beaucoup de mouvements de base acceptent un certain nombre de variantes. - Les difficultés au piano se surmontent principalement par l’apprentissage de coordinations fines plutôt que par des exercices de musculation. De fait, l’enfoncement des touches du piano n’a rien de particulièrement exigeant. (D’ailleurs, la « faiblesse » du quatrième doigt n’a rien d’un problème musculaire. Elle découle, au contraire, d’une réalité anatomique tout à fait normale.)
- Pour juger du jeu pianistique, les deux critères les plus importants sont :
– Le résultat musical est-il convaincant ?
– Le pianiste se sent-il confortable ?
La sonorité : le toucher et l’émission du son
Au piano, la couleur sonore ne dépend pas de la note individuelle mais de la combinaison des sons et de leurs relations. (essai de Samuel Feinberg, dans The Russian Piano School, de Christopher Barnes).
Un commentaire s’impose concernant la sonorité produite au piano. Mis à part la qualité de l’instrument lui-même (et celle du technicien qui l’entretient !), le pianiste qui joue une note ne contrôle que très peu d’aspects du son :
- Le moment où la note commence et s’arrête.
- La rapidité avec laquelle elle est frappée (la vitesse d’attaque).
- La résonance par l’usage, ou non, de la pédale.
Rien d’autres !
Mais alors, qu’est-ce qui donne une « belle sonorité » ? Et comment se fait-il que chaque grand pianiste produise une sonorité personnelle éminemment reconnaissable ? La réponse réside entièrement dans les rapports, successifs ou simultanés, entre les notes. Quand la sonorité d’un pianiste laisse à désirer, malgré une certaine aisance technique, on constate habituellement l’accentuation injustifiée de notes secondaires et une différenciation insuffisante des plans sonores (mélodie vs accompagnement).
- Les jeux de synchronisation, la force relative et la durée des notes successives dans une phrase de même que les manières de relier entre elles les notes – par des degrés variables de séparation ou de chevauchement, en utilisant les doigts ou la pédale – créent des lignes chantantes et bien articulées, qui découlent du contour et du caractère même de ces lignes. A l’opposé, si on joue les notes de façon trop égale, la phrase sonne anémique et mécanique.
- Les jeux de synchronisation, la force relative et la durée des notes entendues simultanément créent des plans musicaux multiples, permettant au pianiste d’évoquer diverses textures musicales. Certaines textures exigent des plans stables tout au long de la phrase – par exemple, quand on fait ressortir une ligne mélodique -, d’autres exigent de timbrer certaines notes ou certains accords par rapport à d’autres notes ou accords – par exemple, quand on teinte un accord pour mettre en évidence, momentanément, une voix intermédiaire, ou quand on fait sonner les notes supérieures d’un d’arpège comme une résonance des notes inférieures, etc. Comme on le constate avec les logiciels qui exécutent des pièces pour piano, les accords sans « voicing » – aux notes toutes jouées également – sonnent sec et dur.
Relativement à la sonorité qu’il produit, le pianiste doit développer une double sensibilité, à la fois musicale et physique, une sensibilité centrée plutôt sur les rapports entre les notes que sur les notes individuelles.
Obtenir une sonorité chantante demeure une des priorités du pianiste. Comment y parvenir ? Comparons d’abord le piano et la voix. Les chanteurs contrôlent la note tout au long de son émission – et pas seulement au moment de l’attaque – ce que le piano ne permet pas. Par contre, ils doivent régulièrement s’arrêter pour respirer alors que les pianistes peuvent jouer, sans pause, très longtemps. Ces réalités ont des conséquences majeures :
- Au piano, pour obtenir un certain soutenu, il faut jouer les notes longues relativement plus fort que les notes brèves.
- A moins de viser un effet particulier, les chanteurs n’accentuent jamais les notes brèves qui suivent une note longue. A bout de souffle, il serait en effet peu naturel de le faire. Au piano, ces accents arrivent trop facilement. Aussi, il faut que le pianiste écoute jusqu’au bout la note longue pour déterminer la force requise par la note qui suit. Les accents involontaires sur des notes secondaires gâchent le caractère chantant de la phrase.
- Les notes successives ne sont jamais chantées de façon identique. Aussi, un jeu trop égal au piano ne peut évoquer la voix. La force de chaque note dépend de son rôle dans la phrase et la compréhension de la structure musicale s’avère essentielle. Ce vaste sujet outrepasse cependant les objectifs du présent texte.
- L’impression de respirer, entre deux phrases, peut être rendu au piano par le déclenchement régulier de nouveaux groupes d’impulsion.
L’usage de la pédale
Chopin – mais aussi Liszt et Anton Rubinstein, selon certaines sources – est réputé avoir affirmé que la pédale de soutien, bien maîtrisée, donne au jeu pianistique toute son âme. Il faut concevoir cette pédale, c’est là l’essentiel, comme un contrôleur de résonance, et non comme un simple commutateur « on/off » de soutien. Le jeu de pédale influence considérablement la sonorité d’ensemble et devra être modifié en fonction de la salle, de l’instrument, de la conception musicale, etc. La pédale de soutien, loin d’être un simple commutateur, permet sur un instrument bien réglé d’obtenir une fine gradation de legato et de résonance. Cet usage subtil de la pédale comprend :
- Le dosage de la force des notes (ou des accords successifs) d’une même harmonie, à travers la résonance d’une pédale tenue (ce qu’on appelle parfois « jouer avec les harmoniques »).
- L’utilisation d’une série de brefs coups de pédales pour suggérer de subtils arrière-plans sonores et pour ajouter profondeur et richesse aux moments déterminants d’un passage.
- L’utilisation progressive de la pédale dans un passage en vue de créer un crescendo de résonance.
- Le dégagement complet des étouffoirs, avant de jouer, pour profiter de la résonance d’autres instruments, particulièrement dans la musique de chambre ou dans les oeuvres orchestrales.
Pour plus d’informations concernant l’usage de la pédale dans différents styles, référez-vous dans la bibliographie à l’ouvrage de Joseph Banowetz.
Rythme et tempo
Le rythme musical est intimement lié au rythme corporel qui tire son origine dans les mouvements répétés et la respiration. Tout bon musicien doit pouvoir maintenir un tempo stable sans jamais, évidemment, jouer mécaniquement. Clarifions ce point qui donne lieu à tant de confusion. Parmi les grands maîtres, plusieurs ont insisté sur l’importance d’un tempo fluide ; pensons au “rythme élastique” de Beethoven, ou au “tempo rubato” de Chopin. Autour d’une pulsation de base stable, on doit retrouver de légères anticipations et retards justifiés par le caractère musical et la structure de l’oeuvre. Pour des raisons à la fois techniques et musicales, le pianiste doit respirer aux cadences, mais aussi lors de certaines articulations plus subtiles de la phrase. Il le fera en ajoutant d’infimes micro-temps. Il y aussi des endroits où même un pianiste techniquement irréprochable aura besoin d’une fraction de seconde supplémentaire, par exemple, pour changer de registres entre deux phrases ou pour passer de la grande force à la douceur. Il suffit d’écouter un ordinateur exécuter, sans micro-pause, ce type de passages pour constater que la précision parfaite, loin d’améliorer le résultat, l’appauvrit.
N. B. Ces micro-changements rythmiques doivent toujours sonner comme un élément de phrasé musical. Si l’auditeur percoit un changement de tempo, c’est que le pianiste prend trop de temps.
Qu’est-ce qui fait un « grand » pianiste ?
Cet essai s’adresse aux mordus du piano qui brûlent d’améliorer leur jeu. Au delà de la musicalité et des capacités physiques « normales », soulignons, à leur profit, les caractéristiques de ceux que nous considérons comme les incontournables « grands » pianistes. Des artistes tels que Michelangeli, Richter, Gilels, Horowitz – pour ne nommer que ces quatre que j’ai eu le privilège d’entendre en récital – et d’autres maîtres à leur apogée ont poussé à un niveau extrême :
- La facilité : la technique, quoique transcendante, ne brille jamais sans égard à la musique.
- La personnalité : la sonorité est superbe et propre au pianiste.
- La simplicité et la clarté de la ligne : l’intelligence musicale permet de maintenir la cohésion d’une œuvre d’envergure et de la présenter comme un ensemble unique et unifié.
- La sensibilité : chaque détail apporte son exacte contribution et leur variété est riche de sens.
- La richesse des textures : les multiples plans musicaux donnent de la profondeur.
- L’excitation : présente, elle demeure toujours bien contrôlée.
a palette : les grands pianistes savent jouer de façon convaincante des œuvres de styles et de caractères variés. - et enfin, cette qualité rarissime, la capacité de s’adresser intimement à chaque auditeur, peu importe leur nombre et peu importe l’immensité de la salle de concert.
L’APPRENTISSAGE D’UNE OEUVRE
La conception musicale
C’est le « quoi » qui détermine le « comment ». (The Art of Piano, Heinrich Neuhaus, p. 12, French edition).
La technique n’est qu’un moyen d’arriver à une fin. Bien que l’exécution pianistique ait des airs, parfois, de haute voltige, le gigantesque répertoire pour piano est bourré de chefs d’œuvre qui ne sont pas tous tape-à-l’œil. De plus, même une pièce brillante et acrobatique peut être rendue avec élégance et panache. Le but, toujours, consiste à faire de la musique et la musique ne se limite pas aux notes. Les mouvements et positions du pianiste ne dépendent pas seulement des rapports entre son corps et l’emplacement des touches sur le clavier, mais aussi du caractère du passage, du tempo -une subtile flexibilité – des décisions de mettre en évidence certaines notes, de la relation entre les divers plans sonores – par exemple, mélodie et accompagnement – etc. Des choix de mouvements déconnectés des exigences musicales risquent fort d’aboutir à un jeu rudimentaire et inexpressif. Bien conçue, la technique apparaît comme une manière efficace de mettre le corps du pianiste au service d’une conception musicale claire.
La conception musicale se concrétise à travers trois étapes :
- Imaginer le résultat musical désiré.
- Trouver des mouvements coordonnés confortables qui permettront d’obtenir ce résultat.
- Vérifier à l’oreille le résultat et ajuster au besoin (rétroaction).
L’apprentissage des notes
Quand il s’attaque à une nouvelle pièce, le pianiste doit non seulement déchiffrer les notes, mais aussi les intégrer physiquement. Évidemment, meilleure est la compréhension des structures musicales – forme, harmonie, etc. – plus rapide sera leur assimilation dans la musique elle-même. Au piano, les structures musicales significatives détermineront la chorégraphie technique. Comme principe de base, visez l’apprentissage par blocs musicaux – phrases, voix et sections – plutôt que, par exemple, par page ou un système à la fois. Pour apprendre les notes, il est généralement utile d’adopter un tempo lent ou modéré, en jouant assez fort et en respectant méticuleusement le rythme. Apprenez chaque section en essayant de maintenir un tempo constant, plutôt qu’en ralentissant et en accélérant en fonction des difficultés rencontrées. Le contrôle du tempo est un élément crucial de l’excellence musicale. Quand vous affrontez un passage difficile, attendez d’avoir bien compris comment organiser efficacement vos mouvements avant de jouer à répétition. Autrement, vous risquez d’ancrer des coordinations erronées qui ne feront que rendre l’exécution plus ardue. En répétant le passage d’abord mentalement, loin du clavier, vous explorerez différentes solutions sans développer de mémoire musculaire pour celles que vous jugerez inadéquates.
L’apprentissage des notes est un exercice de mémorisation. On cherche à se rappeler ce qui vient suffisamment à l’avance pour permettre une préparation adéquate, physique et mentale, en évitant toute précipitation de dernière minute. Il s’agit d’une forme de conditionnement : aux endroits stratégiques, on crée des associations qui déclenchent la remémoration de ce qui vient. Puisqu’il s’agit d’une mémoire musculaire, il importe de garder les mains bien placées, légèrement en contact avec les touches, pendant qu’on lit la musique. Si les mains vagabondent ou si on les détend trop, il faudra se resituer sur le clavier en plein milieu de la phrase. En conséquence, il faut prévoir, dès le début, des points de relaxation qui respectent la logique musicale. Cette planification rigoureuse des points de détente permettra de bien cadencer l’exécution et, particulièrement, d’éviter une accumulation de tension. Plus le stress est élevé – par exemple, lors d’une performance – plus il importe d’avoir établi à l’avance de tels schèmes de respiration musculaire.
Dans l’étude d’une œuvre, l’apprentissage des notes ne constitue qu’une première étape. Comme nous venons de le mentionner, on vise à développer une conception musicale de la pièce. A mesure que cette conception se précise, il faut graduellement identifier les mouvements et les sensations appropriés permettant d’exprimer les divers aspects de la musique.
Une fois la lecture des notes complétée, la pratique évoluera dans le temps. On conçoit généralement deux étapes :
- La pratique des groupements physiques pertinents (positions, alignements, mais aussi déplacements) Le mieux, c’est d’y aller lentement. Si les déplacements ne sont pas synchronisés de façon évidente avec les patrons musicaux, il peut être utile de les enchâsser dans la musique, afin d’éviter toute confusion entre groupements visuels et groupements physiques. Dans les passages difficiles, comme nous l’avons mentionné plus tôt, il est préférable de faire ce travail mentalement plutôt qu’au piano. Attendez d’être certain de l’organisation de vos mouvements avant d’entreprendre quelque pratique intensive que ce soit.
- La pratique des rythmes du corps requis, d’abord lentement puis, si la musique est rapide, au tempo réel en réduisant l’amplitude des gestes. Dans les passages complexes, il peut aussi être utile de travailler d’abord en simplifiant la musique (voir plus loin).
Abordez ces deux étapes avec souplesse car en pratique, on alterne souvent d’une à l’autre. Cependant, soyez toujours conscient de ce que vous visez, à travers chacune d’elles. Valorisez aussi l’écoute minutieuse car vous pourrez devoir raffiner l’alignement ou le rythme du corps.
L’enchaînement : la pièce qui devient un tout
Après avoir travaillé puis maîtrisé les jeux de coordination techniques requis par chaque section (ou sous-section) de la pièce, arrive l’étape de l’enchaînement. A ce stade, vous devez considérer chaque mouvement comme préparatoire à celui qui suit. La détente ou l’aboutissement du mouvement n’est que transitoire. Elle enclenche la position (ou le mouvement) qui suit, traduisant physiquement la continuité de la musique. Chaque geste mène au suivant, sans arrêts brusques ni transitions raides. On peut même user d’une feinte habile en simulant que le dernier mouvement ou la dernière note d’un groupe « cause » le prochain groupe.
Même si, normalement, on commence à pratiquer en respectant les découpes musicales – motifs, phrases, etc. – il peut être utile, à ce stade, de pratiquer à travers elles, compte tenu que ces unités devront éventuellement être toutes enchaînées, sans interruption. Cependant, en travaillant l’enjambement des groupes, il importe de maintenir les respirations physiques et musicales aux endroits appropriés, pour ne pas précipiter les éléments-charnières qui les soudent.
L’art de pratiquer
Avant de discuter plus concrètement des divers aspects techniques, quelques commentaires concernant la pratique. La pratique du piano est une activité d’apprentissage, à la fois musicale et physique. Elle doit toujours privilégier l’aspect artistique et ne jamais devenir un simple marathon de répétition. Toute pratique devrait viser l’atteinte d’un résultat musicalement satisfaisant et aucune pratique déconnectée de la musique ne peut conduire à un jeu vraiment musical. Enfin, la pratique devrait normalement viser une exécution devant public, sinon on risque d’omettre des étapes essentielles.
La pratique efficace requiert une attention dirigée. En général, une pratique de durée modérée, très concentrée, porte fruits beaucoup plus rapidement qu’une longue pratique à base de répétition machinale. Le pianiste, en effet, bouge d’une manière précise à un moment précis en exécutant une chorégraphie mentale et physique déclenchée par des éléments musicaux spécifiques. (Par exemple, sur le si bémol qui termine la phrase, le bras amorce un mouvement vers la gauche, préparant le déplacement requis pour le prochain accord.) Le but principal de la pratique est d’identifier et d’imprimer les mouvements et sensations qui mèneront sûrement et confortablement au résultat musical désiré.
Cette notion d’attention dirigée est si importante qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Habituellement, les difficultés pianistiques sont concentrées dans certaines parties d’une pièce ou dans des situations précises. La pratique focalisée permet d’éviter la distraction. Voici quelques conseils :
- Travaillez spécifiquement et seulement les endroits problématiques. Plus vous vous concentrerez sur le problème, plus rapidement vous le résoudrez.
- Identifiez avec exactitude ce qui cloche et créez une version simplifiée du problème qui vous aidera à le régler. Il y a deux aspects à un passage « qui cloche » : la sonorité et le mouvement (ou la sensation). Parfois, se concentrer sur la sonorité suffit, parfois, il faut réorganiser la chorégraphie gestuelle.
- Arrêtez et réfléchissez. Comme le fait remarquer William Newman, il est préférable d’hésiter que de se tromper. Si en reprenant le passage vous faites constamment la même erreur, il vous faut identifier le problème et préciser le moment exact où vous devrez, mentalement, préparer le mouvement adéquat. Pratiquez en arrêtant à l’endroit critique, puis concentrez-vous sur ce qui doit être changé et ne poursuivez que lorsque vous êtes convaincu d’y arriver. Avec le temps, vous deviendrez conditionné à aborder correctement l’endroit problématique et vous pourrez réduire la durée de l’arrêt.
- Parfois, il peut être utile de pratiquer, même en l’exagérant, l’inverse du problème pour en accroître votre contrôle. Par exemple, j’ai tendance, personnellement, à accélérer dans les passages difficiles, surtout si je suis tendu. Sachant cela, j’identifie d’abord les endroits précis où j’accélère, ensuite, je pratique en ralentissant délibérément ces passages. Cette stratégie vise deux objectifs : me rendre plus attentif au problème et acquérir un sentiment de contrôle, en étant capable au besoin de ralentir.
Notez que pour affronter les difficultés, les pratiques à tempo lent ou à mains séparées – les méthodes les plus usuelles de simplification – ne sont pas toujours les plus appropriées. Un mouvement confortable en lenteur peut s’avérer tout à fait inadéquat quand on augmente la vitesse. Ainsi, les doubles tierces qui peuvent être jouées legato lentement doivent souvent être réunies en groupe d’impulsion en vitesse. Une sensation complètement différente. Le travail en mains séparées peut parfois être utile, mais le plus souvent, on gagne à sentir le jeu de coordination des mains. Il arrive même qu’une main aide l’autre.
Voici quelques principes à appliquer dans une pratique focalisée :
- La simplification – ou mise en relief – facilite autant l’apprentissage des notes que la résolution des problèmes techniques. Il s’agit de repérer, dans le trait musical, les principaux points de repère musicaux et techniques et de pratiquer d’abord seulement ces endroits stratégiques. Comme nous l’expliquerons plus loin (jeu par impulsion et rythme du corps), de nombreux passages exigent une impulsion de départ claire permettant de déclencher le trait. On peut d’abord pratiquer ces impulsions isolément avant d’ajouter les autres notes.
- L’exagération : confronté à une suite complexe de mouvements, on découvre qu’il est plus facile d’imprimer des sensations fortes et précises. L’économie de gestes viendra plus tard. L’exagération des effets désirés, par exemple les groupements ou les articulations, aide à en souligner l’importance.
- L’atténuation des mouvements avec la vitesse. A mesure qu’on accélère, on doit réduire, pour plus d’efficacité, l’amplitude des mouvements.
- Bien des choses ne s’apprennent pas d’un seul coup. De façon générale, si vous cherchez à graver la sensation physique, par exemple de groupements ou de déplacements dans un passage donné, il est déconseillé de pratiquer le trait plus de trois ou quatre fois de suite. Votre esprit risquerait de se mettre à vagabonder et sans concentration, la pratique s’avère peu utile.
- Reprenez un passage difficile trois ou quatre fois, allez travailler autre chose et revenez plus tard.
- Les exercices que vous imaginez doivent découler de la musique elle-même. Ces exercices doivent être travaillés jusqu’à ce que leur exécution engendre une sonorité convaincante et des gestes fluides et confortables. Pour créer de bons exercices, suivez les conseils de Samuel Feinberg :
– Un exercise doit être aussi court que possible.
– Il doit cibler une difficulté à la fois.
– L’exercice doit toujours être plus facile que la difficulté que vous tentez de surmonter.
– Il doit permetttre un progrès rapide. Sinon, c’est qu’il ne convient pas.
– Il est souvent très utile d’organiser en boucle un court passage difficile de sorte qu’on pourra le jouer d’abord lentement, puis, de plus en plus vite.
Un bref commentaire au sujet du bon et du mauvais usage du métronome. Pour repérer les changements inappropriés de tempo, c’est un excellent outil. Cependant, le métronome ne permet pas de développer un sens aigu du rythme et encore moins de compenser son absence. Comme nous l’avons déjà mentionné, le phrasé est de nature organique, non mécanique. Aussi, l’usage exagéré du métronome vient étouffer la respiration musicale. Le métronome ne doit servir, essentiellement, qu’à préciser le tempo de départ et à le vérifier, à l’occasion, en cours de route. Avec le temps, le musicien développe un sens interne du tempo qui remplace le métronome. Dans ce but, on conseille d’identifier un court passage qu’on arrive à jouer au tempo requis et d’utiliser ensuite ce passage ailleurs dans la pièce comme balise de vérification.
LES PRINCIPES TECHNIQUES
Les caractéristiques du mouvement coordonné
Le jeu pianistique implique une habilité physique très raffinée qui requiert un niveau de coordination et de contrôle extrêmement subtil. Peu importe le contexte, les mouvements physiques bien coordonnés partagent les caractéristiques suivantes :
- Ce sont des mouvements efficaces et économiques, qui n’emploient pas plus d’énergie que nécessaire et qui se déploient sans amplitude inutile. Par ailleurs, les parties du corps non requises demeurent plutôt impassibles et sans tension excessive.
- Ces mouvements coulent, exempts de toute brusquerie ou saccade. Les déplacements semblent préparés ; le pianiste ne se précipite jamais pour prendre la position exigée par un passage donné (ce qui peut exiger une micro synchronisation très subtile).
- Les mouvements sont confortables, ce qui signifie non pas qu’ils soient faciles, mais plutôt qu’ils ne créent aucun stress.
- Quand ils sont répétés ou périodiquement repris, les mouvements apparaissent et sont ressentis comme naturellement rythmiques.
- Ces mouvements émergent d’une position « de base » du corps confortable (et, le cas échéant, y retournent).
Ces caractéristiques représentent non pas des situations de départ mais plutôt des objectifs dont l’atteinte requiert une pratique méticuleuse et concentrée.
N.B.: Il importe de réaliser que d’un point de vue neurologique, l’inhibition est aussi essentielle que l’excitation. Bien sûr, personne ne soutiendra qu’une bonne technique entraîne une sensation d’inhibition, mais pour développer une habileté motrice raffinée, quelle qu’elle soit, il faut souvent apprendre à supprimer les mouvements superflus ou exagérés. Évidemment, une fois maîtrisée, cette inhibition s’exercera sans raideur.
Les doigts et la main
Que le piano soit joué avec les doigts semble d’une telle évidence. En effet, issue de processus évolutifs, la structure de la main humaine – quatre doigts agiles complétés par un pouce opposé permettant la préhension – détermine plusieurs des possibilités et des limites de la technique pianistique. La possibilité de mouvements successifs très rapides, d’un doigt à l’autre, et le raffinement des sensations et des actions dont les doigts sont capables – voilà, parmi d’autres, les cadeaux de l’évolution au pianiste. Mais bien sûr, le débutant devra travailler très fort pour développer un fin contrôle des mouvements successifs et/ou simultanés des doigts.
En raison de leur finesse de jeu, les doigts demeurent nos meilleurs outils de contrôle des détails subtils, permettant la variété et la richesse sonore en plus de l’articulation fine et cohérente qui caractérise les grandes exécutions. La plupart des pianistes emploient un éventail de touchers, dont, parmi les plus répandus :
- une attaque vigoureuse – le doigt qui « claque » – utilisée pour accentuer des notes précises ou pour lancer un groupe d’impulsion. Les ornements (mordants, trilles, etc.) sont souvent joués de cette façon.
- un grattement léger ou comme en épongeant, utile pour le jeu non legato.
- une frappe plus verticale convenant au staccato très pointu.
- un non-legato très articulé : les notes ne sont pas liées, mais sans être aussi séparées qu’en staccato.
- un legato avec chevauchement.
En dépit de la somme considérable de travail préliminaire exigée pour maîtriser l’indépendance et la coordination des doigts, le débutant doit réaliser qu’on ne peut exercer les doigts isolément, sans tenir compte du fait qu’ils sont rattachés et ancrés au poignet, au bras et, ultimement, au tronc en aplomb sur le banc de piano. Puisque les doigts sont de dimension et de force très limitées, il faut utiliser le bras pour les déplacer sur le clavier ou pour les renforcer quand la puissance s’impose. De plus, comme nous le verrons bientôt, le corps du pianiste (et non seulement ses bras) a un rôle essentiel à jouer dans l’exécution musicale en général. Une bonne façon de décrire ce rapport particulier entre les doigts et le bras (et même le corps) du pianiste consiste à dire qu’ils doivent toujours se sentir connectés. Débranchés, sans assises, les doigts sont faibles et peu adaptés à la vaste géographie linéaire d’un clavier de piano.
Pour se sentir connectés, les doigts requièrent un support adéquat de la main, en particulier dans les phalanges (les jointures qui relient le doigt et la main), les phalangines et les phalangettes (les deux jointures au bout du doigt) qui doivent être solides sans être tendues ni effondrées. Certains professeurs appellent cette position des phalanges supportées, le « pont » (ou l’ « arche »). Les phalanges effondrées, un mouvement de « pompe » dans des traits de gammes ou même un son inégal trahissent souvent des problèmes de support. A l’étudiant qui peine à maintenir un pont solide, essentiel au fin contrôle des doigts, on conseille de pratiquer mains séparées, la main libre exercant une légère pression sur le dessus des phalanges. Il convient de n’appliquer que la pression nécessaire pour renforcer le pont, l’exagération risquant de créer des tensions. Il faut éviter aussi de figer le poignet puisque les contractions musculaires ont tendance à se propager. Pour échapper à ce piège, assurez-vous de demeurer mobile. N’oubliez pas : toute rigidité entraîne un son médiocre et un jeu inconfortable.
Une fois les doigts bien connectés et soutenus, grâce à la participation active des grandes sections du corps, il devient facile d’augmenter la force, d’aligner confortablement les doigts sur les touches et de sentir physiquement, dans toute sa puissance expressive, le rythme musical.
Contrairement au corps humain, le clavier est organisé de façon parfaitement rectiligne. Cette inadéquation, combinée à la propension de la musique à créer des patterns qui ne respectent ni la configuration du clavier, ni celle de la main, engendre les difficultés pianistiques. De ces trois complices, musique, clavier et corps, seul le corps a le pouvoir de s’ajuster.
Chopin semble avoir été le premier à faire remarquer qu’en raison de la symétrie bilatérale du corps humain et en raison également de la longueur particulière de chaque doigt, la position la plus simple et la plus naturelle des mains au piano est approximativement celle d’une gamme majeure de si au milieu du clavier, montante à partir du mi pour la main droite et descendante à partir du si pour la main gauche. Les doigts les plus longs reposent alors sur les touches noires et les mains sont placées en miroir. (Remarquons que même si les mains sont symétriques l’une à l’autre, elles ne sont pas structurellement symétriques. Aussi, le pouce, amené par l’évolution à s’opposer aux autres doigts, doit souvent fonctionner au piano de la même façon qu’eux, en contradiction de sa morphologie, ce qui entraîne de nombreuses difficultés. A cause de cette asymétrie structurelle de la main, une foule de passages impliquant l’alternance de mouvements vers le haut et vers le bas du clavier, par exemple l’étude de Chopin op. 10 no 1, exigent des mouvements différents selon qu’on monte ou qu’on descend.
Les caractéristiques de cette position « neutre » ou « naturelle » de la main, analogue à ce qu’on pourrait appeler la position « fondamentale » dans l’entraînement physique, valent d’être signalées :
- Les mains sont en relation de symétrie l’une avec l’autre.
- Les doigts sont alignés dans le prolongement du poignet et du bras.
- Quand elles jouent, les mains ne sont ni totalement sur les notes blanches, ni totalement sur les notes noires.
- Les doigts ne sont ni très courbés, ni très allongés.
- Les phalanges sont normalement alignées, légèrement tournées vers l’extérieur (c’est-à-dire non parfaitement parallèles au clavier).
La majorité des exercices préliminaires pour débutants devraient s’effectuer en symétrie (donc, en mouvement contraire), dans cette position centrée et neutre. De nombreuses difficultés au piano résultent d’exigences d’indépendance des mains dans des passages dissymétriques ou de situations prolongées d’extension ou de contraction. Il est utile de concevoir ces extensions et contractions comme des positions « anormales » les mains devant toujours retourner à la position de base plus naturelle et plus confortable.
Découvrir, dans une situation musicale donnée, la relation entre les doigts et le corps qui permet le maximum de confort, c’est là un des défis au coeur de la technique pianistique. Des modifications plutôt mineures de l’angle formé par les doigts et le bras (et/ou le tronc) peuvent affecter spectaculairement, en mieux ou en pire, le confort et l’efficacité. Aussi, l’identification de la (des) meilleure(s) position(s) dans un passage difficile requiert souvent une certaine expérimentation fine.
Positions et alignement
Le doigt qui joue devrait être parfaitement aligné avec ses muscles fléchisseurs et extenseurs. (Gyorgy Sandor, On Piano Playing, p. 61.)
Souvent, les étudiants luttent avec des passages difficiles et concluent qu’ils sont injouables alors qu’un simple changement de la position de la main, comme par exemple, lever le poignet ou incliner la main latéralement résoudrait le problème. (Josef Lhevinne, Basic Principles in Piano Playing, p. 34).
Même quand les doigts sont adéquatement supportés et placés dans la position de base suggérée par Chopin, il est impossible de jouer confortablement les cinq notes sans effectuer de légers mouvements du bras.
Ces mouvements du bras découlent du principe de l’alignement. Le doigt qui joue doit être aligné et le plus possible centré dans l’axe du bras. En fait, aux fins de l’alignement, on peut pratiquement considérer le doigt comme un prolongement du bras. Les articulations des doigts, nous l’avons vu plus tôt, ne doivent pas s’affaisser sinon les doigts perdent leur connexion avec le reste du corps, l’énergie ne parvient pas avec efficacité aux touches, et le fin contrôle, en raison de cette dispersion incohérente d’énergie, sera plus difficile à obtenir. Les doigts ne doivent pas non plus flotter au-dessus du clavier, mais demeurer habituellement près des touches, prêtes à jouer. Autrement, on gaspillera un temps précieux à retrouver, à la dernière minute, les bonnes positions. De plus, le pianiste perdra cette conscience primordiale de la situation de ses mains sur le clavier. Avec le temps, tout pianiste intériorise un plan sensoriel du clavier. Une façon d’y parvenir consiste à jouer « en aveugle », c’est-à-dire sans suivre des yeux le note à note. On découvre vite qu’on y parvient beaucoup plus facilement si on maintient la musculature légèrement en alerte. De fait, la détente complète tend à dissiper les sensations physiques internes liées à la position des mains sur le clavier. Dans son ouvrage (recommandé dans la bibliographie), Seymour Fink présente quelques exercices pour accroître cette habileté kinesthésique.
Pour les doubles notes et les accords, on alignera le bras avec le juste milieu des positions de doigts. Pour faire ressortir une note d’un accord, on ajustera l’angle pour appuyer sur le doigt concerné. Le poignet doit demeurer flexible ; il doit « respirer » sans être mou. Encore ici, on cherche à éviter de briser le flux d’énergie entre le bras et les doigts en demeurant constamment connecté à l’instrument et en maintenant le poignet détendu mais prêt à bouger. En favorisant l’évacuation régulière de la tension, cette « respiration » essentielle permet au pianiste d’éviter toute raideur et de se « remettre à zéro », de « redémarrer » régulièrement tout au long de la pièce : la tension ne peut s’accumuler bien longtemps.
Dans tout passage où les doigts sont écartés, même modérément, le fait de considérer le bras comme « un moteur aligné derrière les doigts » implique qu’il bouge constamment. Dans un trait typique du dernier mouvement de la 3ième sonate de Chopin, avec ses arpèges larges et rapides à la main gauche, le bras va et vient en dessinant un arc, prévenant toute sensation désagréable d’étirement. Voici un exemple plus simple de ce genre de situation, qui requiert donc un mouvement oscillatoire de moindre amplitude :
Dans ce type de traits, une sensation d’étirement trahira un bras qui ne bouge pas suffisamment. Plus l’étendue à couvrir est large, plus il faut reculer vers le centre du corps pour obtenir une amplitude de mouvements suffisante. Si l’étendue est modeste, le poignet et l’avant-bras suffiront ; si l’étendue est large, il faudra souvent recourir au bras. Dans les cas extrêmes, c’est tout le tronc qui se balancera.
Puisque le pouce est le doigt le plus court, l’arc commencera habituellement un peu plus bas quand il s’éloigne du corps. A l’inverse, l’arc glissera du haut vers le bas en revenant vers le pouce. (Puisque la structure interne de la main n’est pas symétrique, rappelons-le, les mouvements qui éloignent du corps diffèrent de ceux qui s’en rapprochent.)
Ainsi, pour la main droite (en exagérant le mouvement) :
à partir du pouce vers l’extérieur ;
de l’extérieur en revenant vers le pouce.
Quand on arrive au bout du clavier et qu’on doit changer de direction tout en jouant, le changement doit épouser une courbe régulière et sans saccades.
On vise des mouvements subtils. Si on les exagère, l’équilibre est rompu. Notons aussi que les mouvements sont plus marqués quand la main s’éloigne du centre du clavier.
La relation entre le pouce et le reste de la main affecte considérablement l’alignement :
1) Dans les passages où le pouce et les doigts externes jouent sur les touches blanches, la main apparaît légèrement retirée – donc plus près du pianiste – à l’écart des touches noires. Seymour Fink parle alors de « white position ». On place le pouce légèrement avant les autres doigts ce qui permet au poignet d’être bien centré derrière le majeur.
2) Dans les passages où le pouce et l’auriculaire jouent sur les touches noires, la main s’avance, adoptant ce que Seymour Fink appelle la « black position ». Le poignet sera alors plus haut qu’en « white position » et légèrement tourné vers l’intérieur pour permettre au pouce d’aller rejoindre la touche noire.
3) Avec l’auriculaire sur une touche noire et le pouce sur une touche blanche, bras et poignets seront légèrement tournés vers l’extérieur pour préserver le parfait alignement du bras et de la main.
4) Si le pouce enfonce une touche noire alors que l’auriculaire actionne une touche blanche, poignet et bras se tourneront légèrement vers l’intérieur, encore un fois pour maintenir l’alignement du bras et de la main.
Dans ces deux derniers cas, il peut s’avérer utile de bouger légèrement le bras à la verticale, pour éviter de tordre la main.
En plus de ces quatre positions de base, il y a évidemment des positions intermédiaires qui dépendent du jeu des doigts du milieu – sur touche noire ou sur touche blanche – mais il m’apparaît peu utile de les détailler.
Quand on s’éloigne du centre du clavier, surtout pour jouer dans les extrêmes, les bras et le tronc vont devoir se déplacer latéralement.
Il faut régulièrement repréciser avec minutie ces positions, jusqu’à ce qu’elles deviennent des automatismes.
En pratique, compte tenu des exigences toujours changeantes de la musique, le passage d’une position à l’autre sera généralement fluide. Par ailleurs, puisqu’on tourne toujours autour des quatre positions de base, il est primordial de s’y sentir confortable au clavier.
A titre d’exemple, voici un extrait de la coda de la 4 ième ballade de Chopin :
Dans la portée du bas, on retrouve la musique originale (avec une notation légèrement simplifiée mais l’écriture de Chopin, occasionnellement polyphonique, n’affecte en rien notre discussion) et un doigté suggéré. La portée du haut présente, sous forme d’accords, les positions de base précédemment étudiés et identifiés par des chiffres placés au-dessus.
Pour maintenir l’alignement quand on s’éloigne du centre du clavier, au lieu de s’affaler confortablement sur le banc, il faut se dresser sur les eschions (les os des fesses). En aplomb sur le bout du banc, on reste solidement ancré tout en demeurant mobile dans toutes les directions. Le corps, plutôt que d’être passif ou relâché, guette, prêt à bouger.
Dans des passages complexes, la différence entre un alignement confortable et incommode peut être très subtile. De micro-ajustements de l’angle de la main et du bras suffisent souvent pour évacuer la tension. Un conseil : expérimentez !
Déplacements et sauts
Abordons maintenant la question des déplacements.
Essentiellement, on rencontre deux types de déplacements, les déplacements latéraux (de côté, à travers le clavier) et ceux d’avant arrière (aussi appelés « en tiroir ») qui permettent l’usage des touches noires. En pratique, on les utilise souvent de façon combinée. Un déplacement vise toujours à gagner une position confortable, compte tenu des notes suivantes à jouer. Il est utile de pratiquer ces déplacements comme des mouvements en bloc : on vise une position d’ensemble, plutôt qu’une simple note. Cette façon de faire favorise l’apprentissage de la musique à partir de groupes musicalement significatifs (motifs et phrases), plutôt qu’à partir de notes individuelles.
Dans un passage donné, on conseille d’examiner en détail les changements de position et d’essayer des doigtés alternatifs impliquant différents déplacements. Il importe de chorégraphier avec précision tous les déplacements. Par exemple, on décide sciemment que l’endroit idéal pour migrer vers la nouvelle position se trouve entre les notes X et Y – habituellement, des notes situées juste avant l’endroit problématique. Bref, on prépare le déplacement. On pratique ensuite en essayant d’imaginer que la note où s’amorce le déplacement déclenche – j’aime bien dire « cause » – le déplacement.
Alors que dans les passages discutés précédemment le bras se déplaçait graduellement vers le « centre » de chaque note, de nombreuses situations requièrent des déplacements plus brusques. En voici un exemple :
Ces déplacements soulignent, encore une fois, l’importance de la préparation. Idéalement, le bras devrait avoir gagné sa position avant qu’une seule note de la nouvelle région n’ait été jouée. Dans les passages rapides, cependant, le déplacement peut devenir une plongée sur la note. Un saut montant épousera la courbure suivante ; un saut descendant inversera le dessin.
L’asymétrie de la courbure tient au fait que la descente vers une note doit être assez verticale, pour ne pas frapper la touche de côté, alors que la montée progresse en même temps que le déplacement vers la nouvelle position.
Dans les passages où les déplacements alternent, comme dans l’exemple ci-haut, le bras croira dessiner des arcs continus et symétriques, avec des points de contact au clavier, au fil d’un mouvement constant et rythmé. A mesure qu’on accroît la vitesse, l’amplitude des arcs et le temps passé au-dessus du clavier diminuent.
Voici quelques conseils pratiques au sujet des déplacements par sauts :
- Pratiquez à tempo lent mais faites les déplacements à pleine vitesse.
- Ayez les yeux rivés à l’avance sur la note visée. Si les deux mains sautent en même temps, suivez la main qui va le plus loin.
« Touchez, puis jouez ». Préparez la note (ou l’accord) éloignée en la touchant légèrement avant de la jouer. Le micro silence ainsi créé est généralement musicalement cohérent puisque ce type de texture implique, de fait, deux niveaux sonores. - Quand on saute d’une phrase à l’autre en changeant rapidement de registres, le corps doit s’incliner vers le registre d’arrivée durant les dernières notes de la première phrase. Si les deux mains sautent en même temps vers les extrêmes, le plus grand saut détermine le mouvement du corps.
Ces méthodes de travail visent à rendre le pianiste confortable, capable d’aboutir à la nouvelle position sans se sentir bousculé. Ce type de confort requiert une carte sensorielle du clavier très développée de même qu’une extrême économie de mouvement.
Le choix des doigtés
[…] le choix du doigté détermine les possibilités de mouvement du bras. (Mastering Piano Technique, Seymour Fink, p. 60.)
A ce point, il devrait sembler évident que le doigté ne peut être déterminé sans tenir compte de l’action du bras. De fait, le doigté divise la musique en groupes-positions qui doivent être, autant que possible, musicalement cohérents et la connexion entre ces groupes-positions dépend de la fluidité des mouvements du bras. Les mains varient par leur taille et leur flexibilité et le doigté qui convient à une grande main peut être source de tension chez une petite. En cas de raideur ou de sensation d’étirement dans la main, il faut changer les doigtés ou les mouvements du bras, parfois même les deux. A l’occasion, il arrive qu’on choisisse un doigté inusité dans le but de renforcer un effet musical spécifique, par exemple, un arrêt juste avant la note. Pourvu qu’un mouvement approprié du bras appuie ce doigté inhabituel, tout va.
Une remarque s’impose : le concept traditionnel de « passage du pouce » est, de fait, inapproprié. Cette contorsion drastique de la main sabote généralement l’alignement des notes à venir. Ce qui se passe, en réalité, est tout autre : dans une gamme ou un arpège à vitesse modérée ou rapide, le pouce, dès qu’il a joué sa note, commence à se déplacer vers la prochaine position de groupe, mais avant même qu’il n’arrive loin sous la main, le bras a déjà amorcé son propre déplacement vers la position d’arrivée.
Il faut connaître les doigtés standard des gammes et des arpèges et si, dans un premier temps, ces doigtés valent d’être essayés, ils ne doivent jamais être considérés comme des règles absolues. En particulier, l’interdiction d’utiliser le pouce sur des touches noires est souvent pernicieuse. Le pouce sur une touche noire oblige à avancer le bras (on parle d’un déplacement « en tiroir ») et à lever légèrement le poignet ce qui peut parfois faciliter l’exécution de certains passages.
Voici un exemple d’utilisation, à la première mesure, d’un doigté standard suivi, à la deuxième mesure, d’un doigté moins conventionnel mais mieux adapté. En respectant ces doigtés, les accents n’exigent aucun effort particulier. Par contre, leur inversion rendrait le jeu inconfortable et peu musical.
Dans des passages en arpèges, notons que le déplacement du bras ne doit pas donner l’impression que les notes sont jouées une à la fois mais plutôt que le point d’équilibre de la main se déplace graduellement. Il est parfois utile d’imaginer que le bras “conduit” les doigts.
Les conseils qui suivent ne conviennent pas à toutes le situations, mais dans la mesure du possible :
- Organisez doigtés et déplacements en privilégiant des groupes rythmiquement réguliers.
- Entre des doigtés qui exigent peu et beaucoup de déplacements, choisissez ceux qui les minimisent.
- Pour un même patron musical, utilisez le même doigté, qu’il y ait ou non des touches noires.
- Cherchez à vous déplacer simultanément dans les deux mains.
Les groupes d’impulsion
Abordons maintenant une notion cruciale : le jeu par groupes de notes. Les goupes d’impulsion permettent de jouer plus vite que tout mouvement séparé. Le note à note, en plus de sonner lourd et antimusical, s’avère carrément impossible dans un passage rapide. Aussi, sauf dans les tempi les plus lents, on joue normalement par groupes de notes déclenchés par une impulsion plus forte sur la note de départ que sur les notes suivantes. Cette impulsion de départ doit être lancée à partir du niveau supérieur à l’unité physique impliquée : ainsi, un groupe de mouvements de doigts sera déclenché par une impulsion du poignet, un groupe de mouvements du poignet (par exemple, une série de doubles notes légères ou d’octaves) par une impulsion du bras et ainsi de suite.
Énergique et précis, ce mouvement de chute (ou, dans le cas de passages très vigoureux, de lancer) déclenche le groupe d’impulsion. L’attaque, jamais molle, fait penser à un ressort qui se détend. D’ailleurs, de nombreux pianistes ont décrit cette sensation d’aisance et de liberté au clavier qui semble permettre au corps d’évaluer les distances et l’intensité requise avec plus d’exactitude que ne le ferait un mouvement tendu et trop contrôlé. L’impulsion initiale déclenchée, les notes qui suivent ne sont plus senties comme des événements distincts mais comme un groupe. Ces notes secondaires font penser à des rebonds ou au prolongement de l’impulsion initiale et commandent de plus petits gestes. Elles combinent la vigueur et l’aisance qu’on observe chez les athlètes de haut niveau.
La chute ou le lancer énergique et précis déclenche un groupe d’impulsion. Les séries d’octaves rapides et l’exécution à vitesse modérée ou rapide de doubles notes – surtout en intervalles larges – en sont les cas les plus typiques. Répétons-le, l’impulsion originale – par chute ou lancer – provient d’une partie du corps supérieure à celle qui exécute le jeu. Ainsi, dans le cas d’un staccato rapide du doigt, c’est le poignet qui déclenche l’impulsion. Pour des octaves, il faut déclencher le groupe en utilisant au moins l’avant-bras et puis laisser les notes jaillir en cascades. Pour davantage de puissance ou pour de grands accords, l’impulsion doit venir du torse. Et si on veut que l’impulsion monte du ventre, on doit expirer brusquement et à haute voix : « FFFT ». En même temps, on se jette sur le clavier pour attaquer une première octave, plutôt sonore, en sentant l’énergie descendre et jaillir dans les touches. Ce type de mouvement du haut du corps qui lance notre première octave convient aux attaques fortes et énergiques.
Constatons qu’il y a une phase d’approche (la chute ou le lancer) suivie, après le groupe, d’une phase de détente. Sans détente, on fige sous la tension. Le mouvement, répétons-le, doit respirer. Cette brève relaxation, entre les attaques principales qui se succèdent, est essentielle au confort physique et au jeu expressif.
La meilleure façon de développer cette sensation de rebondissement est de pratiquer des groupes rapides d’accords ou d’octaves répétés. Commencez par une simple attaque solide, puis ajoutez un, deux, et finalement trois accords (ou octaves) en rebond. Entre chaque rebond, assurez-vous que le poignet respire.
Cet exercice maîtrisé, déplacez-vous ensuite en gammes ascendantes ou descendantes plutôt qu’en répétant le même accord.
Parfois, il est musicalement nécessaire de placer l’accent à la fin du groupe. Dans ces cas, les premières notes jouent le rôle d’ornements et doivent rebondir vers le point d’arrivée principal. L’impulsion de départ est la même mais le mouvement produit, sur la note ou l’accord final, un effet accentué d’aboutissement. Reprenez les deux exercices précédents en déplaçant l’accent vers la dernière note.
Voyons maintenant une situation de doubles tierces qui doivent être jouées très rapidement. Employez la même technique de propagation mesurée sans tenter de jouer legato. Tombez sur le premier accord puis rebondissez sur les suivants.
Jusqu’ici, tous les exemples de groupe d’impulsion ont impliqué des mouvements répétés de rebondissement issus du poignet ou de plus haut. Il y a cependant un autre type fondamental de groupe d’impulsion : les groupes de doigts. Dans ces cas, une série de mouvements de doigts est aussi sentie comme jouée d’un seul jet. La première note du groupe provient d’une chute en miniature produite par le doigt qui claque ou par une impulsion issue du poignet ou même du bras, selon ce qui précède le groupe et selon la force désirée. Dans ces groupes de doigts, il faut s’assurer de bien jouer au fond du clavier. Autrement, on risque, en vitesse, d’escamoter des notes.
Voici quelques exemples typiques :
Dans les deux premières mesures, les groupes de doigts sont déclenchés par la première note ; dans les deux mesures suivantes, les groupes visent la dernière note. C’est ainsi qu’on doit jouer les ornements.
Les groupes de doigts peuvent également être subdivisés en sous-groupes déclenchés par des impulsions rythmiques du poignet et du bras (voir Le rythme du corps, ci-après) . Au milieu d’un passage en continu, ces sous-groupes peuvent être déclenchés par le claquement de doigts décrit précédemment – un doigt levé un plus haut lance avec vigueur la série des autres doigts – ou par de plus amples mouvements du bras. Dans les deux cas, le geste déclencheur lance avec énergie le nouveau groupe. Ce type de groupements « hiérarchisés » nous mène à notre prochain sujet : le rythme du corps. En utilisant des groupes d’impulsion de doigts, il faut veiller à descendre tout au fond de la touche. Autrement, on risque, en vitesse, de rater la note.
Le rythme du corps
Le rythme, au sens de l’intégration du son et du mouvement, peut jouer un rôle majeur en coordonnant et en revigorant le mouvement moteur de base. (Oliver Sachs, Musicophilia, p.241
En plus des mouvements de balancement qu’on retrouve chez pratiquement tous les musiciens en cours d’exécution – des mouvements qui suivent le va-et-vient de la musique – il y a un cas où le rythme du corps apparaît comme une nécessité technique incontournable. A l’évidence, il y a une limite au nombre de notes successives qu’on peut regrouper sous une même impulsion, et c’est ici que le rythme du corps entre en considération. Quand on joue, par exemple, le début d’Ondine, de Gaspard de la Nuit de Ravel, ou la variation #1 des Variations Paganini de Brahms, il faut produire rythmiquement de nouvelles impulsions à intervalles réguliers. Selon la vitesse requise, ces groupes peuvent être aussi brefs que deux notes ou en contenir jusqu’à huit ou neuf. Un balancement bien rythmé du corps permet de générer régulièrement de nouvelles impulsions qui déclencheront de nouveaux groupes. L’ensemble du corps semble alors danser au rythme de la musique. Le rythme énergise et permet de générer une longue série de groupes sans figer. Par ailleurs, dans les passages très rapides, la détente et la nouvelle attaque s’imbriquent dans un même mouvement réduit continu.
Évidemment, le rythme du corps ne doit pas distraire le spectateur et s’il peut s’avérer utile de pratiquer les mouvements en les exagérant, il faut, ultimement, les réduire à des niveaux beaucoup plus subtils. Ce rassemblement de groupes d’impulsion en unités plus larges, grâce au rythme du corps, agit comme une commande de redémarrage. Dans un passage qui file, de petits mouvements initiateurs, parfois un simple claquement du doigt, suffisent à déclencher les groupes de notes internes. Sans ces amorces, la tension s’accumulerait et le pianiste perdrait tout contrôle. Dans des passages longs et exigeants, l’utilisation de groupes d’impulsion repose entièrement sur ces relancées rythmiques.
L’étude op. 25 no 11 de Chopin en la mineur, parfois surnommée « Vent d’hiver », peut servir à illustrer certains des points précédents. Il s’agit d’une étude très rapide, où la main droite file, sans arrêt, à travers toute la moitié supérieure du clavier. Pour en garder le contrôle, il faut sentir l’impulsion rythmique qui origine du torse ou de l’estomac et qui englobe et coordonne tout le fin détail. Dans ce genre de situations, l’impulsion rythmique est plus facile à sentir à la main gauche qui joue peu de notes, placées surtout sur les temps forts. Il faut d’abord pratiquer la main gauche seule afin de bien sentir, physiquement, le swing. Les accords qui s’y trouvent doivent d’abord être joués avec le type d’approche vers le bas ou vers le haut que nous avons précédemment décrit. On joue ensuite la main gauche à bonne vitesse, en ajoutant d’abord seulement les notes de la main droite sur temps fort, puis deux notes par groupe et enfin, graduellement, les notes restantes. On doit sentir que les notes de la main droite sont « déclenchées » par le rythme du corps installé par la main gauche mais issu du torse et/ou du bassin.
A pleine vitesse et avec les notes bien en place, poignet et bras vont « tomber » sur la première note de chaque groupe (tel qu’indiqué par les flèches vers le bas) puis commencer à remonter quelques notes avant le groupe suivant (indiqué approximativement par les flèches vers le haut). Certains pianistes préfèrent utiliser un mouvement de « in and out », un mouvement que je trouve, personnellement, moins confortable.
Répétons-le : le rythme se compose d’alternances : des allers-retours, des entrées et des sorties, des montées suivies de descentes. Il est intimement lié à la respiration, une sensation éminemment viscérale. Le jeu de qualité semble d’ailleurs aussi naturel que la respiration d’une personne saine. On y retrouve tension et détente, une impression de prise suivie d’abandon, la sensation du corps qui passe, en se balancant, d’un instant à l’autre.
En techique avancée, les trilles sont de formidables exercices. Pour les jouer avec égalité et contrôle, il faut utiliser des groupes d’impulsion. On conseille d’abord de pratiquer les trilles en utilisant des accents solides et réguliers déclenchés par le bras. Ces accents peuvent être utilement imaginés comme des démarreurs qui lancent les autres notes du groupe. Rendu à bonne vitesse, on réduit le mouvement et les accents jusqu’à ce qu’ils deviennent à peine perceptibles.
La sensation d’une pulsation physique forte s’avère également utile dans des passages où, sans être indispensable, elle aide à contrôler le tempo et souvent à faire tomber les détails bien en place. Lors d’une exécution devant public, elle contribue à contrecarrer la nervosité. Tel que souligné par la citation d’Oliver Sachs qui introduit cette section, l’utilisation des réactions rythmiques naturelles du corps semble faciliter, de façon générale, la fine coordination.
Enfin, un cas particulier, celui des notes répétées rapides. Il faut les jouer en groupes, des groupes qui seront déclenchés par des impulsions rythmiques du haut du bras ou du corps, la main légèrement de côté et au-dessus de la note répétée. De cette façon, les doigts demeurent tous constamment placés au-dessus de la note répétée. Les notes rapidement répétées exigent une articulation précise du doigt combinée avec des impulsions fortes issues du bras. Il faut éviter que les doigts ne restent sur la note, on n’a pas de temps à perdre à les décoller.
Pour raffiner le jeu à base d’impulsions rythmiques
Même quand les impulsions rythmiques de base sont solides, on constate parfois que certains détails tombent mal en place. Dans ces cas, on débusque toujours des recoins qui souffrent de micro imperfections rythmiques, de subtiles inégalités entre deux ou trois notes. Généralement, ces imperfections se produisent avec régularité, toujours aux mêmes endroits. Avec une écoute attentive, on peut les repérer. Très souvent, on les retrouve dans des endroits où il serait musicalement raisonnable de prendre de très fines respirations, par exemple, entre les présentations d’un motif, lors d’un changement de registre, etc. Pratiquez en ralentissant délibérément à ces endroits. Attardez-vous à l’imprécision rythmique et cherchez à la clarifier en utilisant un rubato opposé. Souvent, vous arriverez ainsi à régler le problème. Le groupe d’impulsion affichait une légère perte de contrôle et vous apprenez maintenant à éviter le micro spasme (ou sursaut) musculaire responsable du problème.
Le contrôle subtil : jouer très lentement et très doucement
Dans la grande lenteur, les passages très doux présentent un problème particulier : le pianiste peut être tenté de cesser de bouger. De tels arrêts brisent la sensation physique de continuité musicale et causent habituellement des secousses ténues mais audibles dans le son. À moins de pouvoir compter, dans le passage, sur un temps de repos assez long, maintenez toujours dans le bras un mouvement fin et rythmé. De cette façon, les notes très lentes et très douces sembleront intégrées à la ligne physique et deviendront beaucoup plus faciles à contrôler. Encore ici, le jeu régulier et détendu au clavier s’avère essentiel.
Les problèmes de tension
Chez les pianistes, la tension excessive est probablemen le problème technique le plus courant. Même si toute activité physique, incluant le jeu pianistique, exige un certain tonus musculaire, la fine coordination physique exigée par le piano combinée aux longues heures de pratique ininterrompue qu’il requiert suffisent pour transformer une tension légèrement exagérée en problème potentiellement sérieux. En reprenant à ce sujet l’essentiel de mes commentaires, voici une liste des causes les plus fréquentes de tension et pour chacune, un remède possible :
- un mauvais alignement des mains, des bras ou du corps : expérimentez de nouvelles positions.
- une extension figée : identifiez des endroits appropriés pour une détente temporaire.
- une « respiration » irrégulière : planifiez des endroits de redémarrage
- de la précipitation dans un groupe : pratiquez en ralentissant.
Virtuosité
Par virtuosité, j’entends la capacité de jouer extrêmement vite, sans perdre le contrôle de l’expression musicale. Sous son apparence acrobatique, la virtuosité cache toujours un défi musical et la vélocité du jeu ne garantit aucunement un résultat musicalement convaincant.
Puisque chaque fraction de seconde compte, l’extrême vitesse exige une extrême économie de mouvements. Cette quasi « paresse » physique requiert en fait une acuité mentale et musicale des plus fines. La chorégraphie des gestes doit être mémorisée et répétée de nombreuses fois, jusqu’à ce qu’ils se connectent tous de façon parfaitement automatique. En grande vitesse, tout arrive si vite qu’il est impossible de contrôler sciemment chaque note et tout doute, aussi bref soit-il, suffit à perturber le déferlement. Les mouvements des mains et des bras doivent être particulièrement fluides. Puisqu’on n’a pas le temps de corriger tout en jouant, interrompre le flux gestuel est une offense grave qui brise irrémédiablement l’impulsion de groupes.
Le trait le plus facile à exécuter à grande vitesse demeure le trait de gamme à cinq doigts. L’usage consécutif des cinq doigts confortablement placés permet une grande vitesse, sans réelles complications. Comme on l’a déjà vu, un groupe d’impulsion suffit.
Dès qu’on quitte le confort du trait de gamme à cinq doigts, on peut concevoir bien des difficultés :
- Des groupes plus longs : il faut subdiviser le trait et prévoir des points de redémarrage, réguliers si possible.
- Des extensions (au-delà de la position de base à cinq doigts) : pour éviter l’accumulation de tension, toute extension doit aboutir, dès que possible, à une détente même très brève.
- Des changements de l’angle de la main et des déplacements latéraux : puisque ces mouvements requièrent du temps, ils doivent démarrer avant la note d’arrivée dans la nouvelle position.
- Des répétitions : les mouvements répétés – accords en rebonds, octaves, etc. – sont toujours plus lents que les mouvements séquentiels. Dès qu’ils se prolongent, ils requièrent des points de redémarrage qui permettront d’éviter tout embouteillage musculaire. Les notes rapidement répétées exigent une attention particulière : seule une détente instantanée, dès l’exécution, permet au doigt suivant de jouer.
- Des changements de direction : quand un passage rapide exige un changement de direction, le changement doit se faire en douceur et avec une économie de gestes. Les courbes sont toujours préférables aux mouvements linéraires.
- Des interférences : si les deux mains exécutent des patrons différents, leur coordination requerra une chorégraphie d’ensemble particulièrement minutieuse.
Quand on affronte un passage en virtuosité, il faut prêter attention, de facon générale, aux éléments suivants :
- Où peut-on réduire l’ampleur des mouvements ?
- Y a-t-il un doigté qui permettrait des déplacements plus graduels ou même, qui réduirait les déplacements ?
- Peut-on simplifier les relations entre les deux mains ?
- Où peut-on lancer une nouvelle impulsion ? Où sont les points de redémarrage ?
Enfin, une dernière suggestion. Dans un passage très rapide mais plutôt léger, on peut se passer du fond de clavier. Une attaque rapide, même en surface, suffit pour activer les notes. En temps normal, on évite de jouer en surface : en legato, le fond du clavier permet de maintenir la douceur et dans les passages staccato, un jeu en surface risque d’escamoter des notes. A grande vitesse, cependant, l’économie s’avère un élément critique et un toucher léger permet de jouer des groupes d’impulsion plus rapidement.
L’EXÉCUTION DEVANT PUBLIC
Même si certains se contentent de jouer pour leur seul plaisir, la plupart des pianistes de haut niveau aspirent à jouer devant un auditoire. L’exécution devant public apporte son lot de défis supplémentaires, le principal étant de faire face aux effets du stress et de l’excitation (comme, par exemple, les inévitables poussées d’adrénaline). Dans ce genre de situation, il est normal de se sentir tendu, déstabilisé, de suer et d’être distrait par l’auditoire. Voici quelques suggestions pour bien vous préparer :
- Pratiquez en exagérant la durée des redémarrages, expliqués précédemment, de même que les mouvements impliqués. Faites-en des occasions pour respirer. Puisque le jeu en public favorise l’accélération, utilisez consciemment ces points de redémarrage pour vous détendre. En pratiquant de cette façon, vous vous sentirez en plein contrôle, plutôt qu’emporté dans un tourbillon.
- Dans les passages difficiles, pratiquez en ralentissant volontairement. Le but n’est pas de jouer plus lentement mais de vous sentir capable de contrôler, à votre guise, la vitesse de ces passages.
- Avant même que tout soit parfaitement en place, imposez-vous de jouer votre programme complet devant différents auditeurs. Vous pourrez alors constater les effets du stress et identifier précisément les endroits perturbés. Vous pourrez alors y concentrer votre travail.
- Enregistrez vos pratiques. Comme le stress affecte la perception, vous découvrirez peut-être que des endroits qui semblaient problématiques sonnent très bien alors que d’autres passages qui semblaient corrects sont à revoir.
- Pour atteindre un certain confort dans un programme de concert, vous devez le jouer plusieurs fois devant public. Après chaque exécution, analysez ce qui s’est bien et moins bien passé et retravaillez les points d’insatisfaction en vue de la prochaine exécution.
SOURCES
Les idées exprimées dans cet essai proviennent, en majeure partie, de nombreuses lectures et de discussions avec des pianistes et professeurs de mon entourage. Toutes ces personnes ont joué du piano – et l’ont souvent enseigné – à un haut niveau. J’ose aussi m’attribuer la paternité de quelques-unes de ces idées. Un gros merci à Charles Lafleur pour la traduction française!
Merci à Montano Cabezas pour m’avoir expliqué l’approche technique de Marc Durand ; ses démonstrations au piano furent très précieuses. Merci à Jimmy Brière et à Myriam Gendron pour avoir parcouru l’ébauche de cet essai et m’avoir fait tant de commentaires pertinents. Merci à Tan Trao Phi pour ses remarques perspicaces. Merci à Lauretta Altman pour avoir partagé son approche de l’enseignement du piano. Un grand merci à mon collègue et ami Paul Stewart pour ces discussions incessantes au sujet de la technique et de l’enseignement du piano. Sur ces mêmes sujets, merci aussi à Jean Saulnier pour une discussion mémorable. Ces personnes ne sont pas toujours d’accord entre elles sur la façon d’aborder le piano, aussi, ce que je préconise dans cet essai ne représente pas nécessairement leur point de vue respectif. Cependant, j’ai appris de chacune d’entre elles. Et, bien sûr, je demeure seul responsable de toute erreur ou malentendu.
En terminant, voici une bibliographie courte mais commentée d’ouvrages sélectionnés pour leur grand intérêt. Comme vous le constaterez, il arrive que les auteurs, sur un point ou sur un autre, se contredisent. La raison tient, en partie, à cette confusion mentionnée dans l’introduction entre la description des sensations internes par l’exécutant et l’observation des faits physiques. Les contradictions proviennent :
- Barnes, Christopher : The Russian Piano School, London, Kahn and Averill, 2007. Il s’agit d’une série d’essais rédigés par des professeurs de piano russes renommés. Ces essais sont d’utilité variable mais le premier, sous la plume de Samuel Feinberg, m’apparaît particulièrement pertinent.
- Berman, Boris : Notes from The Pianist’s Bench, Yale UP, 2000. Une discussion à la fois raffinée et terre-à-terre de nombreux aspects techniques et musicaux, en particulier des questions de tempo et de l’usage de la pédale.
- Banowetz, Joseph : The Pianist’s Guide to Pedaling, Indiana UP, 1992. Un guide indispensable sur les subtilités de la pédale.
- Deschaussées, Monique : Frédéric Chopin, 24 Études – Vers une interprétation, Éditions van de Velde, Paris. Une étudiante de Cortot prodigue de précieux conseils et astuces en vue de maîtriser les études de Chopin.
- Eigeldinger, Jean-Jacques : Chopin, pianist and teacher, as seen by his pupils, Cambridge University Press, 1986. Un regard fascinant sur les méthodes d’enseignement très originales de Chopin.
- Fink, Seymour : Mastering Piano Technique (book and accompanying DVD video), Amadeus Press, 1992. Un excellent outil multimédia, qui s’adresse aux pianistes de tout niveau. Le professeur Fink présente de nombreux exercices de coordination, en les expliquant clairement, en en faisant la démonstration et en les appliquant dans des oeuvres. Plusieurs de ces exercices, basés sur la symétrie bilatérale, s’avèreront très utiles pour les débutants. Il s’agit d’une excellente illustration de l’approche moderne de l’enseignement de piano, centrée sur les mouvements de bras plutôt sur les exercices de doigts typiques des approches traditionnelles.
- Kochevitsky, George : The Art of Piano Playing, Summy-Birchard Inc., 1967. Inspiré de l’école russe traditionnelle, l’ouvrage de Kochevitsky inclut un historique concis et sagace des différentes approches de la technique du piano, en plus d’une discussion perspicace, quoique un peu désuète, de l’exécution pianistique en lien avec le système nerveux.
- Lhevinne, Josef : Basic Principes of Piano Playing, Dover Publications, 1972. Des conseils simples mais enrichis de détails pertinents.
- Newman, Willam : The Pianist’s Problems, Harper & Brothers, 1956. Une abondance de suggestions pertinentes et très terre-à-terre.
- Neuhaus, Heinrich : L’Art du Piano, Éditions Ven de Velde, 1971. Rédigé par le professeur de Richter, de Gilels et de nombreux autres excellents pianistes russes, cet ouvrage regorge d’idées musicales et techniques très valables.
- Ortmann, Otto : The Physiological Mechanics of Piano Technique, Dutton, 1962. Voici la recherche la plus rigoureuse et la plus détaillée menée sur des pianistes d’expérience en train de jouer. Fruit de plusieurs années d’expérimentation dans un laboratoire conçu sur mesure, cet ouvrage explique minutieusement les processus physiologiques et mécaniques impliqués. Même si la connaissance de l’apport de chacun des muscles ne vous rendra pas nécessairement capable d’exécuter un mouvement donné, les faits présentés éviteront aux professeurs et aux étudiants d’entretenir des attentes irréalistes. L’auteur s’intéresse également à certains aspects de la technique du piano peu traités ailleurs.
- Sandor, Georgy : On Piano Playing, Schirmer Books, 1995. Par un pianiste et professeur célèbre, élève de Bartok, une présentation claire et méthodique de cinq « patrons techniques de base ».
- Taylor, Kendall : Principles of Piano Technique and Interpretation, Novello, 1981. Un point de vue perspicace, fruit d’une longue expérience d’interprète et de professeur. L’auteur excelle à présenter les décisions techniques comme découlant des exigences musicales.
- Whiteside, Abby : On Piano Playing, Amadeus Press, 1997. L’auteur semble avoir été le premier, dans les années 1930 et 1940, à avoir explorer, de façon détaillée, l’utilisation du rythme du corps dans l’exécution pianistique. Un ouvrage original et stimulant.