La forme musicale – Introduction

POURQUOI CET OUVRAGE?

Cet ouvrage répond à un besoin d’ordre pratique. Pendant ces nombreuses années où nous avons composé et enseigné cette discipline à différents niveaux, nous avons souvent été frappé par le manque de connaissances pratiques concernant la manière de construire la musique. S’il existe de bons textes sur l’harmonie, le contrepoint et l’orchestration, la forme musicale et ses principes pratiques, considérés notamment du point de vue du compositeur, ont été curieusement négligés. Par « forme musicale et principes pratiques », nous entendons non pas un catalogue ou un classement d’unités structurelles (pour utiles que ces opérations soient), mais plutôt l’organisation et l’articulation dans le temps d’idées musicales qui rendent leur déploiement évident et convaincant. Même des étudiants en analyse avancés ignorent souvent comment bâtir une transition, aboutir à un « climax » ou encore conclure de façon satisfaisante.

Ceci s’explique du fait que la composition et l’analyse poursuivent des buts différents. Les résultats d’une analyse dépendent des questions posées. Si on demande de situer la division entre deux sections, la réponse prend normalement la forme d’une argumentation en faveur de tel ou tel endroit. Le compositeur peut cependant avoir une autre idée et chercher plutôt à éviter une division formelle trop évidente. Il pourra ainsi maquiller la jointure, donnant possiblement par là plus d’élan à une idée naissante. Le compositeur et l’analyste diffèrent également en ceci que le premier procède de l’incomplet au complet alors que le second part d’une oeuvre déjà constituée. Ce dernier doit décoder et donner un sens à une structure complexe alors que le premier doit remplir une page vierge. On peut dire que le compositeur agit par addition et l’analyste, par division.

Nous avons remarqué à de nombreuses reprises des commencements qui ne réussissaient pas à susciter d’intérêt ou de suspense, des transitions maladroites et abruptes entre deux idées, des sections déséquilibrées et des conclusions arbitraires. L’étudiant manque de conseils précis sur la manière de respecter ces exigences formelles fondamentales.

On peut, à bon droit, se demander s’il est possible d’aborder ces questions de façon générale. Le répertoire musical, même soumis aux contraintes stylistiques définies ci-dessous, connaît de grandes variantes qui révèlent le côté hautement et intrinsèquement individuel de l’oeuvre d’art.

Par ailleurs, il semble improbable que les compositeurs réinventent les principes formels à chaque création. Une oeuvre nouvelle résout-elle effectivement ces problèmes courants de façon tout à fait novatrice?

Nous partons de l’hypothèse fondamentale que ces questions relèvent de principes généraux qui peuvent être formulés de façon utile au compositeur. Même si ces principes ne sont pas tout à fait universels, la pratique en a établi le caractère suffisamment général et, partant, leur utilité à l’endroit notamment des débutants qui cherchent à acquérir une idée de la forme.

Nous nous proposons, dans les lignes qui suivent, d’exposer certains de ces principes de façon précise et dans des termes courants. Il ne s’agit donc pas au premier chef d’un texte théorique ni d’un traité d’analyse mais plutôt d’un guide contenant certains outils propres au métier.

PRÉCISIONS SUR LE STYLE

Il est légitime de se demander à quel point on peut appliquer les principes de la forme musicale à différents styles. C’est une question particulièrement actuelle car beaucoup d’auditeurs connaissent davantage les musiques non occidentales ou populaires et on peut donc penser que les étudiants d’aujourd’hui n’abordent plus la composition selon une tradition dominante.

Il est difficile d’enseigner la composition sans formuler au moins certaines exigences formelles; sinon, qu’y aurait-il à enseigner? Notre postulat est le suivant : les principes fondamentaux auxquels nous faisons allusion découlent en grande partie de la nature de l’écoute musicale. Clarifions l’expression « la nature de l’écoute musicale » et ce qu’elle suggère.

Celui qui écrit de la musique le fait de prime abord pour qu’elle soit entendue en tant que telle et non en tant qu’accompagnement de quelque chose d’autre. Cela suppose à tout le moins qu’elle puisse susciter et maintenir l’intérêt de l’auditeur pendant un certain temps, puis aboutir à une conclusion satisfaisante. L’« écoute musicale » suppose donc, dans ce cas, un auditeur bienveillant et attentif au sujet duquel on peut discuter, de façon générale et significative, de certains processus psychologiques activés pendant l’écoute.

Notre exposé se limitera à la musique de concert occidentale. Les genres non occidentaux n’en feront pas partie du fait de leur rôle social et de leur effet sur l’individu, différents dans bien des cas. (Il serait intéressant de voir à quel point ces principes sont valables dans d’autres contextes culturels, mais cela suppose une étude beaucoup plus vaste et hors de notre champ de compétence.)

Par ailleurs, même si certains concepts évoqués ici peuvent également s’appliquer à la musique fonctionnelle (offices religieux, cérémonies, publicité, par exemple), ces contextes comportent d’autres contraintes formelles lourdes. Autrement dit, le compositeur n’effectue pas ses choix formels selon un matériau qu’il juge prioritaire. Dans la musique de concert par contre, il l’explore et le développe de façon à satisfaire une oreille musicale attentive. Les contraintes étrangères (une publicité qui oblige l’atteinte d’un climax à la 23e seconde ou bien l’interruption de la musique lorsque le prêtre est rendu à tel passage) empêchent le compositeur de donner à ses idées leur plein essor. La musique fonctionnelle ne sera donc pas traitée directement non plus.

Remarquons que la musique qui soutient un texte (chanson, opéra, etc.) n’obéit qu’en partie à ces principes formels. La structure du texte (ou de l’action, pour l’opéra) en dicte en effet plusieurs choix formels. Il existe cependant de nombreux éléments communs entre cette musique et celle strictement instrumentale.

Nous ne nous bornerons pas à la musique tonale. Nous nous sommes efforcés d’exposer nos idées hors de toute référence à ce langage harmonique. En effet, certaines d’entre elles s’avèrent particulièrement pertinentes hors des conventions harmoniques courantes qui contribuent à l’impression de direction formelle en musique tonale.

FORMES ET FORME

Autre précision : ceci n’est pas un ouvrage sur les formes mais plutôt sur la forme. Nous partons du principe qu’une oeuvre réussie est le résultat d’une application particulière de certains principes formels généraux. Nous avons résumé les formes classiques courantes dans le lexique ci-joint, dans l’espoir de montrer comment elles incarnent ces principes généraux.

UTILISATION DE CET OUVRAGE

Cet ouvrage, pour l’essentiel, provient de deux sources : nos propres compositions et notre travail de pédagogue. Une partie a servi dans un cours de composition tonale élémentaire à l’Université de Montréal. Pour utiliser cet ouvrage dans un programme de composition, il est nécessaire de posséder les connaissances suivantes:

  • une connaissance de base de l’harmonie tonale,
  • la compréhension des motifs,
  • une connaissance de l’instrumentation suffisante pour écrire de façon idiomatique pour le clavier et possiblement un ou deux autres instruments. Ceci suppose une certaine aisance avec la création et la différenciation de plans sonores.

SOURCES

Nous nous sommes inspiré de nos professeurs David Diamond et Elliott Carter, ainsi que de certains auteurs, compositeurs pour la plupart : Roger Sessions, Donald Francis Tovey et, surtout, Arnold Schönberg dont les “Fondements de la Composition Musicale” abordent la forme musicale de façon particulièrement féconde. D’autres textes de Schönberg, parus plus récemment, nous ont également stimulé : ses réflexions tout au long de sa vie (même si nous ne partageons pas toutes ses conclusions) sont un modèle d’investigation; ses idées tiennent toujours compte des réalités concrètes de la composition. Pour la liste complète des sources consultées, voir la bibliographie.

Finalement et comme il arrive souvent, le simple fait d’enseigner nous a obligé à formuler et à préciser nos idées, nous permettant par là même d’apprendre.

REMARQUE FINALE

Nous avons omis de parler de l’expression artistique sauf là où elle résultait de l’application d”une technique. Les principes qui suivent constituent des exigences minimales, et ne suffisent pas à produire du « grand art ».