La forme musicale – Élaboration/continuation, 1ère partie

Après que le compositeur a exposé son matériau et suscité l’attention de l’auditeur, que doit-il faire ensuite?

Ce chapitre traite du « milieu » d’une oeuvre, soit la partie comprise entre le début et la fin. Le compositeur y explore, élabore et intensifie son matériau.

ARTICULATION DU CHAPITRE

La construction musicale peut connaître des durées et des niveaux de complexité extrêmement variées. Ce chapitre comportera donc deux parties. La première abordera les problèmes généraux propres à toutes les formes. Les questions particulières soulevées par les formes de grande envergure seront traitées dans la seconde. (Ceci ne suppose pas une distinction stricte entre petites et grandes formes mais s’explique du fait que plus une pièce se prolonge, plus l’effort d’audition est grand. Le compositeur doit donc raffiner l’organisation de son matériau. Les principes sont sensiblement les mêmes,; mais leur application devient plus complexe.)

PRINCIPES GÉNÉRAUX RÉGISSANT LA CONTINUATION

Voici, entre autres, les conditions générales à observer pour continuer :

  • continuité satisfaisante,
  • contrastes qui renouvellent l’intérêt,
  • suspense,
  • repères,
  • climax.

Examinons ces sujets en détail.

1) Techniques de transition : la base d’une continuité satisfaisante

La transition est en un sens un problème fondamental propre à toute composition : il s’agit de créer ce qu’Elliott Carter appelle une « continuité convaincante ». Même si nous aborderons la transition dans la seconde partie, il est nécessaire d’évoquer ici le problème général de la continuité.

Des professeurs tels que Nadia Boulanger ou Alban Berg avaient l’habitude d’évoquer la « ligne conductrice » et la nécessité de « saisir l’oeuvre dans son ensemble.»

Ces notions ont pour point commun d’accorder de l’importance à la continuité du texte : chaque événement doit découler du précédent de façon convaincante. Une surprise peut offrir un contraste, mais limité, afin d’éviter toute incohérence. La musique doit être conçue sans exception de façon à maintenir l’impression de continuité. Les contrastes renvoient normalement à du matériau déjà entendu, et, point essentiel, leur agencement repose sur la présence d’un ou plusieurs éléments communs permettant d’établir un lien. (Même s’il arrive qu’une idée nouvelle apparaisse après le début, le compositeur, en restreignant son matériau, en accroît la concentration et l’intensité. On peut à bon droit se demander s’il est possible de composer avec du matériau constamment nouveau. Il semblerait en effet possible d’assurer une continuité entre des idées en perpétuel changement par le biais de transitions judicieusement adaptées. Il est difficile cependant d’imaginer comment cette stratégie formelle pourrait créer un ensemble convaincant, tout au moins selon les limites définies au début de l’introduction. En effet, ce n’est qu’en développant et en explorant un matériau déjà entendu que le compositeur peut solliciter et stimuler la mémoire de l’auditeur, favorisant ainsi des associations riches et de longue portée dont les grandes formes tirent leur intérêt et leur profondeur.)

Les notions de premier plan et d’arrière-plan décrites au deuxième chapitre jouent un rôle déterminant dans la régulation du déroulement. Un premier plan comportant le même genre de matériau créera une impression de continuité. Si le matériau y est dissemblable, il en ressortira une impression de contraste.

Sonate pour violoncelle et piano : la nouvelle section (m. 119) arrive très doucement, grâce à la similarité de texture et de tempo avec la musique qui la précède. Aussi, le fait que les double-croches et le do# grave au piano soient déjà présents aide à rendre l’arrivée de la section très subtile.

(ex. du répertoire) Stravinski, Symphonie en ut, 1er mouvement, 2 mesures avant le repère #15 : les vents entament un dialogue pendant un crescendo qui se poursuit jusqu’à trois mesures avant le repère #18. Le timbre des vents varie constamment. Le motif en notes pointées et, en particulier, l’accompagnement aux cordes, un genre d’ostinato, donnent cependant au passage une forte impression de continuité.

(ex. du répertoire) Stravinski, Symphonie en ut, 4e mouvement, avant et après le repère #164 : la ligne principale est ici constituée de sauts, à la première clarinette d’abord, puis aux violons. L’orchestration change brusquement à ce moment, soulignant ainsi la rupture.

Nous approfondirons les aspects techniques de la transition dans la seconde partie de ce chapitre.

2) Contraste

Dans le dernier exemple, le contraste au premier plan permet d’éviter une impression d’ennui et d’enrichir ce que l’auditeur ressent. Il élargit la palette émotionnelle en déclenchant de nouvelles idées et amenant le relief et le caractère.

Sonate pour violoncelle et piano : malgré la préparation du nouveau motif à la main gauche du piano, la m. 72 sonne quand même comme un grand contraste en raison du changement de tempo, et du passage de legato (m. 70-1, vc.) à staccato (m. 72). Il s’agit d’éléments qui sont plus saillants que les associations motiviques liant les deux passages.

(ex. du répertoire) Sibelius, Symphonie #4, 2e mouvement, lettre K (Doppio più lento) : dans cette section en trio, unifiée en grande partie par le motif tranquille d’accompagnement en trémolos, les éclats soudains des vents (quatre mesures après K) et des violons/altos (sept mesures après K) rehaussent la teneur émotionnelle du passage.

On peut établir un parallèle avec le roman : nous connaissons mieux les personnages à partir de leurs réactions face à différentes situations. D’un point de vue musical, le sens d’un matériau familier se trouve enrichi lorsque nous l’entendons en des contextes différents.

Le degré et le nombre de contrastes sont proportionnels à la durée de la forme : il en faut davantage et de plus complexes dans une symphonie que dans un menuet.

3) Suspense

Afin de maintenir l’intérêt de l’auditeur, le compositeur doit nourrir le suspense jusqu’à la fin et éviter toute impression de conclusion anticipée. On peut définir le suspense comme une impression aiguë d’imminence. L’absence de dénouement immédiat aiguillonne l’auditeur.

En analogie avec le roman, si le compositeur arrive à « traquer le coupable » du roman policier, il captivera l’attention de son auditeur. L’essentiel de cette technique narrative est de ne pas « vendre la mèche » trop tôt.

Le suspense suppose une prévisibilité et une progression. Sans la première, il ne peut y avoir d’attente; sans la seconde, il ne peut y avoir de prévisibilité.

Afin de créer un suspense, le compositeur peut laisser un geste en suspens aux points de ponctuation, par exemple en :

  • s’arrêtant sur une levée,

Quatuor #2, introduction : l’arrêt à la m. 11 se fait en crescendo sur la levée, amenant des questions concernant la suite.

(ex. du répertoire) Bartok, Concerto pour piano #2, 1er mouvement (Boosey & Hawkes, p. 34) : la cadence du piano commence à la mesure 222 mais s’interrompt immédiatement au quatrième temps de la mesure 223 pour reprendre an accéleré. Cet arrêt, suivi d’un nouveau départ, intensifie le suspense.

  • s’arrêtant sur un accord instable,

Quatuor #2, Allegro : le dernier accord avant la nouvelle section (m. 32) est une polyharmonie, où les notes graves nuisent à la stabilité des notes (accord de dominante) aigues.

(ex. du répertoire) Stravinski, Orpheus, Pas de deux, 2 mesures avant #121 : cet arrêt sur un accord dissonant et instable provoque une tension et un suspense maxima avant la dernière phrase de « résolution » de la section. Remarquons que cet arrêt, comme dans le cas précédent, a lieu sur une levée.

  • introduisant un nouvel élément dans le contrepoint (motif, timbre, registre, etc…) alors que l’élément précédent disparaît.

Quatuor #2, Élégie : Pendant que l’harmonie cadentielle (m. 43) est soutenue par les instruments graves, les violons entreprennent leur nouvelle phrase.

(ex. du répertoire) Mozart, Symphonie #40, 1er mouvement, juste avant la réexposition : Cette transition bien connue est une illustration parfaite de ce procédé. Le premier thème est réexposé aux violons alors que les vents achèvent leur cadence.

On peut aussi utiliser l’instabilité (des changements plus rapides) afin d’« augmenter la température » et de solliciter davantage l’attention de l’auditeur. Bien entendu, il ne suffit pas d’exposer rapidement quelques idées l’une à la suite de l’autre. Afin d’éviter toute incohérence, les idées exposées doivent :

  • se rapporter à du matériau entendu précédemment pour enrichir le réseau d’associations de l’auditeur, (ex. du répertoire) Mozart, Symphonie #41 (Jupiter), 4e mouvement, mesure 74 : les premiers violons présentent le nouveau thème sur un commentaire aux vents de matériau déjà entendu.
  • être bien agencées par souci de continuité locale (la nature de ces agencements sera discutée plus loin. Bornons-nous pour l’instant à mettre en garde contre le piège principal du « catalogue », c’est-à-dire d’une liste d’idées décousues.

Enfin, on peut également créer un suspense dans la façon dont on articule les sections (qu’il s’agisse de phrases, de paragraphes, etc.) : une cadence contient toujours des indices de ce qui suivra. (La continuation peut bien entendu ne pas répondre à l’attente suscitée ainsi.) Nous examinerons dans la seconde partie de ce chapitre les conséquences formelles des différents types de ponctuation. Disons simplement pour l’instant qu’une cadence ouverte, bien en évidence, renforce le suspense car elle crée une attente précise.

4) Repères

Il est nécessaire de placer des balises identifiables afin d’aider l’auditeur à comprendre la musique; ces repères contribuent par ailleurs à la cohésion du morceau. Si la musique se déroule sur une longue période sans référer à quelque chose de clair et de connu, l’auditeur se sentira perdu. En musique classique, ce sont souvent les motifs et les thèmes qui assurent cette fonction.

Voici quelques moyens de faire ressortir ces repères :

  • un arrêt avant le repère,

Quatuor #4, 2e mvt. : Le retour à l’idée du début (m. 113) devient beaucoup plus marqué simplement en raison de la pause qui la précède.

(ex. du répertoire) Chopin, Étude op. 25, #2 : le thème principal est annoncé au début. Chaque retour (mesures 20 et 50-51) est précédé d’un genre d’« hésitation » avec interruption de la main gauche et broderie à la main droite autour des deux ou trois premières notes du thème. Ceci prépare le retour du thème dans une nouvelle phrase.

  • une montée vers le repère,

Quatuor #4, 1er mvt. : L’arrivée du thème, à la m. 35-6, est rehaussée par la marche montante qui la précède.

(ex. du répertoire) Bartok, Concerto pour orchestre, 1er mouvement, repère #76 : l’arrivée du thème principal est annoncée par un long crescendo à l’orchestre avec répétition de la tête du thème sur une pédale de sous-tonique.

  • Un accent soudain au repère.

Fantaisie et fugue pour orgue : l’arrivée soudaine de la pédale, f, après la musique si douce, crée un choc, marquant le retour du thème principal.

(ex. du répertoire) Mahler, Symphonie #9, 4e mouvement, mesure 49 : le retour de l’idée principale est provoqué par un changement de nuances et de texture inattendu ainsi que par l’entrée d’un cor forte.

5) Climax

La continuation doit non seulement poursuivre l’exposé des idées de façon cohérente mais également croître en intensité. Cette évolution contribue à l’élan et à la direction. Le climax est l’aboutissement de cet élan.

Définition : un climax est un point d’intensité maximale d’une phrase, d’une section ou de tout un mouvement. La musique atteint un sommet émotionnel/dramatique.

L’intensité d’un climax est proportionnelle à la durée de la montée qui le précède, à celle de son sommet et au degré (relatif) de relief qu’il préesente par rapport à ce qui l’entoure.

Un climax se déroule en trois étapes : une montée, un point culminant et une détente.

Comment préparer un climax

La montée est un des facteurs qui déterminent l’intensité d’un climax. Plus elle est longue et riche en suspense, plus le climax sera intense. Exemples de techniques permettant d’aboutir à un climax :

  • le crescendo (cette manière est si courante qu’elle se passe d’illustration),
  • les lignes ascendantes,

(ex. du répertoire) Dukas, L’Apprenti sorcier, 2 mesures avant le repère #2 : les flûtes, les cordes et la harpe préparent le climax – qui déclenche le retour du thème principal – par une gamme ascendante en double-croches.

  • l’élargissement du registre,

(ex. du répertoire) Bartok, Concerto pour orchestre, 1er mouvement, avant le repère #76 : cet exemple, déjà cité, contient une montée vers un climax sur un registre de plus en plus élargi.

  • une tension harmonique accrue,

(ex. du répertoire) Bruckner, Symphonie #9, 3e mouvement, mesure 173 et suivantes : dans cette montée spectaculaire, des marches chromatiques ascendantes et une harmonie de plus en plus riche incorporant des sixtes augmentées et des appoggiatures aboutissent aux formidables dissonances de la mesure 199 et suivantes.

  • une densité de texture accrue,

(ex. du répertoire) Dukas, L’Apprenti sorcier : accroissement de la densité orchestrale en plusieurs étapes. À la 3e mesure avant le repère #17, texture légère, beaucoup de silences, articulation en staccato et cordes en pizzicato ; autour du repère #19, l’entrée de la harpe et les gammes ascendantes renforcent le mouvement ; repère #20, gammes de plus en plus fréquentes, disparition des silences précédents, texture plus opaque ; 4-7 mesures avant le repère #20, rythme plus complexe, ajout de double-croches. Les trompettes et les cornets sont plus actifs. La texture est globalement plus dense ; repère #21, intensification des double-croches qui montent vers le climax du repère #22 qui fait intervenir le glockenspiel.

Ces techniques peuvent se combiner.

Quatuor #2, élégie : le sommet à la m. 66 est préparé par le registre croissant amenant le sommet, l’écriture généralement plus épaisse (octaves aux violons), ainsi qu’un crescendo général.

On peut arriver à un sommet important par vagues succéssifs.

Quatuor #4, 1er mvt : la montée vers le sommet principal du mouvement est organisée en vagues successives. La première aboutit à la m. 135, et la deuxième à la m. 137. S’ensuivent deux petites vagues (m. 138 and m.139), et la dernière amène le climax, à la m. 142.

Le point culminant

Un climax n’aboutit que lorsque sa montée mène à un sommet. Cet accent constitue un extrême selon un ou plusieurs paramètres musicaux : rythme, force, etc. Le nombre de ces paramètres simultanément portés à leur paroxysme détermine l’importance et l’intensité du climax.

Dans un exemple précédent (Quatuor #2), le sommet est marqué par l’arrivée d’un nouveau motif, en triple-croches, pour la première fois.

(ex. du répertoire) Bruckner, Symphonie #9, 3e mouvement, mesure 206 : le climax de ce passage, qui est également celui de tout le mouvement, fait entendre une harmonie dissonante à l’extrême, un rythme et une orchestration des plus complexes (4 plans : croches en sextolets aux bois aigus et aux cors; motifs de triple-croches aux violons, notes tenues aux tubas; rythme de notes pointées aux instruments graves), une force éclatante (fff) et la très longue montée mentionnée ci-dessus.

La détente

Une descente d’importance et de durée supérieure (ou plus marquée) à celles de la montée, donnera une impression de détente.

(ex. du répertoire) Brahms, Quatuor à cordes #1, 1er mouvement, mesure 236 à la fin : le climax de la coda (mesure 236) se résorbe progressivement jusqu’à la cadence finale (mesure 260). Cette descente, plus longue en fait que la montée (mesures 224-235), contribue à la conclusion sereine du mouvement.

Une descente beaucoup plus rapide laissera une impression d’inachèvement qui peut souvent servir à créer du suspense. (Veuillez lire « l’interruption» dans la seconde partie de ce chapitre qui traite des techniques de transition, ainsi que la section consacrée à la stabilité et l’instabilité au chapitre des « Notions préliminaires.)

Sonate pour violoncelle et piano : suite à la longue montée (environ de 28 mesures, commençant avant l’extrait), la désinence du sommet ne fournit pas une résolution complète ; on sent que la musique doit se poursuivre.

(ex. du répertoire) Bruckner, Symphonie #9, 3e mvt., mesures 206-207 : à l’énorme climax succède une pause et un pp soudain qui mettent en branle la section finale du mouvement dans un climat de suspense.