La forme musicale – Notions préliminaires

La musique se déroulant dans le temps, nous examinerons la structure d’une oeuvre de façon surtout chronologique. Tel l’auditeur, nous étudierons les principes structurels qui en régissent le commencement, la continuation et le développement ainsi que la conclusion.

Cette approche omet volontairement les « formes » conventionnelles car ces principes semblent constituer la base de toute construction musicale satisfaisante, compte tenu évidemment des limites établies dans l’introduction. (Le chapitre 6 contient un lexique abrégé des formes courantes et nous y discuterons plus à fond la relation entre nos principes généraux et ces formes.)

Précisons, dans un premier temps, certaines notions fondamentales.

PREMIER PLAN ET ARRIÈRE-PLAN

Personne n’ignore que la perception humaine fonctionne à plusieurs niveaux simultanément : notre conscience peut enregistrer plus d’une sensation à la fois. Comme nous ne pouvons accorder la même attention à plus d’un élément à un moment donné, nous devons les classer par ordre de priorité. Ce processus constant d’ordonnance peut connaître des modifications accidentelles (lorsque le téléphone sonne pendant qu’on lit un livre, par exemple) ou, ce qui concerne davantage notre propos, résultant d’une intention artistique (un détail presque inaudible auparavant peut émerger jusqu’à devenir l’événement le plus important du moment).

En musique, une structure à plusieurs plans contient des éléments qui attirent l’attention à un moment donné et qu’on appelle « premier plan » et d’autres qui sont secondaires et placés à l’« arrière-plan ».

L’identification des détails, qui déterminent l’importance du plan, peut quelquefois s’avérer complexe mais ne présente normalement pas de grandes difficultés. De façon générale, l’oreille reconnaît comme premier plan :

  • la complexité : l’élément qui présente le plus haut degré d’activité capte normalement l’attention. Ainsi, lorsqu’une texture présente des notes tenues et des lignes mélodiques, ces dernières passeront au premier plan. (ex. du répertoire) Beethoven, Symphonie #6, 1er mouvement, mesure 115 et suivantes : la ligne du violon se détache des notes-pédales entendues aux autres instruments car la hauteur des sons, le rythme et l’articulation sont plus complexes.
  • la nouveauté : un matériau nouveau attire l’attention lorsqu’il apparaît en meme temps que du matériau déjà entendu. (ex. du répertoire) Ravel, Rapsodie espagnole, « Prélude à la nuit » mesure 28 : la nouveauté de la mélodie la met en relief alors que l’ostinato de quatres notes se fait entendre depuis le début de la pièce.
  • la force ou la richesse du timbre : pour des lignes d’une complexité équivalente et dans le même registre, une trompette ressortira davantage qu’une flûte. (ex. du répertoire) Bartok, Concerto pour orchestre, 2e mouvement, mesure 90 : malgré un accompagnement très fourni aux cordes, la ligne principale est jouée par deux trompettes dans le même registre et ressort sans difficulté.

En fait, la recherche de l’équilibre orchestral se résume en grande partie à savoir quel instrument se détachera au sein d’une texture instrumentale.

Il se peut que la réaction de l’auditeur dans ce cas-ci résulte simplement de sa curiosité. Ceci aurait un sens biologique : l’organisme essaie de comprendre son environnement, surtout là où il y a beaucoup d’éléments à déchiffrer. Il est à noter qu’il y a une différence considérable entre l’information visuelle et l’information auditive. Par exemple, une longue note tenue au violon peut ne pas sembler importante sur la page, mais au niveau sonore, le vibrato imprévisible fera en sorte qu’on y fasse attention.

Déroulements continu et discontinu; continuité et surprise

« … une continuité convaincante avant toute chose. » Elliott Carter

La différence entre le premier plan et l’arrière-plan a une incidence directe sur le déroulement de la musique. Pour s’en convaincre, il est nécessaire d’examiner la nature de la musique à travers son unité et sa variété.

Bien entendu, unité et variété sont les pierres angulaires de la structure artistique. Il est nécessaire cependant de mieux cerner ces concepts afin que le compositeur puisse s’en servir. L’unité est un terme musical difficile à définir car elle repose sur la mémoire. Contrairement aux arts « spatiaux », la musique évolue dans le temps. Cette propriété empêche notamment une perception de l’ensemble autre que retrospective ou, plus exactement, qu’étalée dans le temps. La musique repose sur un entrelacs de souvenirs et d’associations qui s’enrichissent au fur et à mesure que la pièce évolue. L’unité se situe donc à au moins deux niveaux : les déroulements local, ou passage convaincant d’un événement à un autre, et global, ou équilibre général.

On peut imaginer une succession d’idées musicales à la manière d’une échelle de continuité dont les degrés vont du déroulement le plus homogène au plus haché. L’unité et la variété, au lieu d’être hétérogènes, ne sont que les degrés extrêmes d’un même paramètre. Si une pièce se déroule sans grand changement, elle devient monotone; si elle évolue par à-coups, les interruptions finissent par en affaiblir la cohérence.

Le principal souci du compositeur consiste donc à assurer à sa pièce un déroulement général homogène du début à la fin sans pour autant y sacrifier la nouveauté.

Le moyen d’équilibrer homogénéité et nouveauté réside dans les différents niveaux mentionnés précédemment et leur action réciproque. Si les éléments du premier plan sont nouveaux, il y aura un effet de contraste. Un changement discret provoquera par contre une impression d’évolution graduelle ou de stabilité relative. Il n’y a pas de forme musicale convaincante sans plusieurs degrés de stabilité et de nouveauté.

(ex. du répertoire) Beethoven, Symphonie #3, 1er mouvement, mesure 65 et suivantes : le changement vers un motif nouveau, en double-croches, a lieu au premier plan mais les notes communes répétées (aux cordes supérieures et aux vents) provenant du passage précédent assurent un lien reconnaissable à l’arrière-plan.

Tout paramètre musical audible peut servir à créer un lien ou un événement nouveau. Les plus évidents et, partant, les plus utiles sont :

  • le registre,

(ex. du répertoire) Ravel, Pavane pour une infante défunte, mesure 13 : le second thème possède sensiblement le même caractère que le premier, mais son introduction par le hautbois dans un nouveau registre crée un effet de fraîcheur, même si ce changement est relativement modeste.

  • la vitesse (valeurs rythmiques ou rythme harmonique),

(ex. du répertoire) Beethoven, Sonate op. 2#1, second thème, mesure 20 et suivantes : la nouveauté se trouve pour l’essentiel dans l’accompagnement régulier en croches pour la première fois.

  • le motif,

(ex. du répertoire) Brahms, Symphonie #3, 1er mouvement, mesure 3 et suivantes : l’apparition du thème aux premiers violons constitue la nouveauté du premier plan alors que l’imitation à la basse de la courbe mélodique des accords du début est un facteur de continuité à l’arrière-plan.

  • le timbre.

(ex. du répertoire) Le Boléro de Ravel en est le meilleur exemple : au sein d’une structure répétitive et prévisible à l’extrême, la nouveauté provient essentiellement des variations de timbre que connaît chaque exposition du thème.

Ces éléments se présentent parfois combinés.


Quatuor #3: à la m. 135 la nouveauté concerne le 1er plan alors que s’amorce une section contrastante. La ligne principale passe du 1er vln. au vc., laissant l’aigu vide. La ligne lente du vc. est en pizzicato, et introduit des triolets. Les deux sections sont reliées par les accords en pizzicato (accompagnement à la m. 131), ainsi que par l’harmonie de ré majeur, entendue au 2e vln à la m. 134.

ARTICULATION ET DEGRÉS DE PONCTUATION

Schoenberg remarque que l’articulation est nécessaire car l’on ne peut ni saisir ni se rappeler ce qui n’a pas de délimitation. Le compositeur doit recourir à plusieurs degrés d’articulation : le degré de ponctuation renseigne l’auditeur sur l’endroit où il est rendu dans la pièce. Nous approfondirons cette question dans le chapitre consacré à la continuation. Ce qui nous occupe pour l’instant est l’articulation en tant que processus essentiel de l’écoute de la musique.

RYTHME DE PRÉSENTATION DE L’INFORMATION

La vitesse d’apparition des nouveaux éléments et l’importance des changements est une question intimement liée à celle de l’articulation : une articulation brusque rend le changement plus marqué. En général, l’impact psychologique du rythme de présentation de nouvelles données permet au compositeur de puiser dans une gamme continue d’effets allant du plus agité au plus calme. Plus le rythme de présentation est rapide, plus l’auditeur est sollicité et l’effet excitant.


Quatuor #2, 1er mvt. : entre les m. 51 et 64, le taux d’arrivée des nouvelles informations augmente progressivement. D’abord, le rythme harmonique accélère du début jusqu’à la fin. Ensuite le rapprochement progressif des imitations (vln. 2, m. 51 ; vln. 1, m. 56 ; et alto, m. 58) ajoute aussi de l’intensité, comme d’ailleurs la présence croissante des double croches. Le dernier changement significatif consiste en l’arrivée d’une texture plus simple (doublure en octaves) à la m. 63. L’effet combiné de tous ces éléments ensemble est de « monter la température ».

(ex. du répertoire) Tchaïkovski, Symphonie #6, 2e mouvement. Voici un cas où les éléments sont présentés de façon graduelle, renforçant ainsi le caractère détendu et élégant du mouvement. Mesure 1, le thème apparaît d’abord dans une orchestration claire ; mesure 8, les gammes en croches des violoncelles donnent un nouvel élan. Les croches sont rappelées aux mesures 10, 12, 14 et 16 (a et b) ; mesure 17, les croches aux vents et aux cors sont continues ; (mesure 25 : les croches continues prennent du relief, aux cordes cette fois-ci.

(ex. du répertoire) Schubert, Quatuor à cordes #9, 1er mouvement. Le caractère plus agité provient ici d’une présentation successive d’un matériau plus contrastant et est renforcé par des changements de nuances brusques. Mesures 1-4, la première phrase renferme déjà un contraste marqué entre la monophonie de blanches de la première mesure et les accords brefs des mesures 3 et 4. Après la réponse des mesures 5-8, une nouvelle ligne nerveuse en croches aboutit immédiatement à un motif supplémentaire au premier violon (mesures 9 et 10). Un climax survient à la mesure 13 et introduit encore un nouvel élément : la syncope.

STABILITÉ ET INSTABILITÉ

À partir des rythmes extrêmes de présentation, de très lent à très rapide, on peut dégager une importante polarité entre la stabilité et l’instabilité d’une structure :

Examinons le passage suivant :

(ex. du répertoire) Beethoven Sonate pour piano, op. 7, mesures 136 à 165 (fin de l’exposition, début du développement).

Ce passage pourrait-il servir de commencement à la pièce? Malgré son côté indubitablement provocateur et « non résolu », propre à un geste initial, il semble trop abrupt et vraiment difficile à appréhender pour introduire l’oeuvre. Les raisons en sont les suivantes :

  • il est tonalement changeant et instable, et
  • on expose, dans un court laps de temps, plusieurs idées, et
  • la texture est très variée, et
  • ces idées sont juxtaposées de façon plutôt abrupte, presque sans transition.

Toutes ces caractéristiques contribuent à l’instabilité du passage. Nous avons dit précédemment qu’une telle instabilité exige davantage de l’auditeur qu’une structure fermée et soigneusement définie, aux transitions internes coulantes : l’agencement entre des idées (parfois inachevées) n’est pas toujours évident et l’auditeur a peu de temps pour assimiler des éléments nouveaux qui passent rapidement.

Comparons ce passage avec l’exposition du même mouvement. Le matériau est sensiblement le même mais il est organisé de façon très différente.

(ex. du répertoire) Beethoven Sonate pour piano, op. 7,1er mouvement, mesures 1 à 24.

La tonalité de ce passage est claire (Mi bémol majeur), de même que la direction harmonique; le rythme de croches est continu et la prévisibilité globalement beaucoup plus grande.

Ces deux exemples illustrent la dichotomie entre stabilité et instabilité, laquelle se résume en grande partie à une question de prévisibilité.

Une structure relativement stable permet d’exposer un matériau pour la première fois ou de créer chez l’auditeur une impression de résolution (à la manière d’une réexposition). Il s’agit ici de pouvoir retenir ou reconnaître le matériau facilement.

Une structure instable « accroît la température », augmentant par là l’intensité. Une succession d’idées plus brusque, aux effets de surprise accrus, tire normalement sa cohérence par l’utilisation de matériau déjà connu.

L’exemple suivant est sans doute peu typique d’une exposition car deux motifs contrastants s’y succèdent de façon très rapide. (ex. du répertoire) Mozart, Symphonie Jupiter, 1er mouvement, mesures 1 à 4.

Un examen plus approfondi révèle cependant que la phrase suivante reprend cette opposition de motifs ; l’harmonie et le rythme des deux phrases sont assez symétriques, donc prévisibles, et le passage suivant (mesures 9 à 23) aboutit à une cadence solide qui établit la tonique très clairement.

Ainsi, alors même que les idées contrastantes du début suggèrent un certain degré de conflit et créent un mouvement d’une certaine durée, la structure générale du passage est cependant assez stable.

PROGRESSION

L’évolution de la musique, pour infuser une direction générale, revêt souvent la forme d’une progression. C’est un moyen important qui permet de créer une attente et, par là, une tension. Le terme « progression » ne signifie pas forcément une succession harmonique d’accords. Il s’agit plutôt d’une série croissante ou décroissante d’événements, de même genre et de durée limitée, que l’auditeur peut facilement percevoir comme en gradation continue : une série de notes supérieures ascendantes dans une mélodie, un registre qui rétrécit progressivement ou encore une harmonie de plus en plus dissonante, ou de plus en plus consonante. Voici un exemple simple et tout à fait courant :

(ex. du répertoire) Haydn, Quatuor à cordes op. 76 #2, 3e mouvement, mesures 1 à 3 (violon) : la ligne mélodique monte d’abord au fa , puis au sol, puis finalement au la. Cette progression imprime une direction claire à la phrase. Les sauts suivants font soudainement monter la phrase (mesures 3 et 4) jusqu’au ré et au mi : l’effet en est plus frappant à cause des mouvements conjoints qui précèdent.

Le compositeur, par ces progressions, fournit à l’auditeur des balises et favorise ainsi une projection de la tendance musicale sur le déroulement futur : en somme, il crée une attente. L’auditeur compare le déroulement réel de la musique avec l’attente ainsi créée. Si cette dernière est comblée, la tension psychologique diminue. Dans le cas contraire, elle s’accroît.

Un des usages les plus efficaces de la progression consiste à créer une prévisibilité à plus grande échelle tout en brouillant l’organisation des détails. Les sommets successifs d’une ligne mélodique complexe peuvent par exemple évoluer vers le haut et la relation entre ces sommets peut constituer une direction et une cohérence claires alors que les détails, nouveaux, suscitent l’intérêt.

Quatuor #4, 3e mvt.: Ce paragraphe musical est unifié par des progressions de texture et de ligne mélodique. Commençant avec vln. 1 et vc., seuls, la texture s’épaissit graduellement, pour inclure l’alto (m. 5), et le vln. 2 (m. 14). La ligne mélodique atteint des sommets de plus en plus aigus : do central (m. 5), le do supérieur (m. 7), sol# (m. 8), la# (m. 10, alto), et do aigu (m. 11). Après une descente au ré (m. 13-15), la ligne recommence sa montée, visant à travers le mi (m.16, vln. 2), le sol# (m. 18), et puis – nouvel apogée – le do# (m. 19, vln.2) et ré (m. 20). Bien que non simpliste, le tendance montante générale de la ligne est très perceptible, et donne au passage une direction claire.

(ex. du répertoire) Nocturne op.32 #2 de Chopin, mesures 1 à 26 : l’organisation des phrases est assez simple, le motif ornemental est répété et passe graduellement du sol (mesure 5) au la bémol (9), au si bémol (14) puis au do (22). La complexité augmente à chaque apparition du motif et cela contribue également au sentiment d’évolution.

ÉLAN

Une progression peut créer une impression d’élan ou de tendance de la musique à avancer dans une direction donnée. Faute de progression harmonique, l’élan peut aussi être rythmique. Une fois atteint un certain niveau d’activité rythmique, il est difficile de l’interrompre brusquement sans ponctuation appropriée. (Schönberg y fait allusion en parlant d’une « tendance des notes les plus courtes ».)

Quatuor #4, dernier mvt. : cette fin énergique résulte de l’élan des double croches en triolet, renforcé par un crescendo, et par une texture de plus en plus dense.

(ex. du répertoire) Stravinski, Pétrouchka (première version), une mesure avant #100 (« Un paysan entre avec un ours. Tout le monde s’enfuit. ») : la musique a accumulé une grande tension rythmique, avec des croches régulières et des traits précipités de demi-croches. L’irruption du paysan avec son ours se traduit par le recours soudain au registre grave et l’apparition de quintolets aux parties supérieures, ce qui a pour effet d’annuler l’élan rythmique précédent et de préparer la danse de l’ours.

Encore une fois, cet aspect de la direction musicale est essentiel.