Principes de contrepoint – Les relations entre les voix
INTRODUCTION
Le contrepoint est souvent défini comme l’art de combiner des lignes (ou des “voix”) indépendantes. Nous avons déjà fait remarquer que cette définition est trompeuse : sans une texture musicale d’ensemble cohérente, le résultat tombera dans l’arbitraire ou la confusion. Pour mieux le comprendre, employons une analogie tirée de la vie en société : les lignes contrapuntiques représentent les membres d’une communauté qui conversent entre eux. Tous sont bienvenus et tous interviennent allègrement. Cependant, pour que la discussion demeure cohérente, il faut que chacun participe sans chercher à dominer ses partenaires. (Évidemment, les échanges ne sont pas toujours sereins et on peut concevoir, pour des fins dramatiques, un discours musical assez éloigné d’un idéal “démocratique”. Ce type de contrepoint dramatisé existe, et on le retrouve, d’ailleurs, dans certains opéras classiques, alors que deux points de vue – ou davantage – entrent en conflit. Cependant, surtout dans de tels contextes, le défi consiste à maintenir la cohérence globale. Combiner de façon anarchique des matériaux indépendants n’exige aucune compétence particulière mais ne génère, habituellement, aucun intérêt artistique.)
- D’abord, l’indépendance peut découler des motifs utilisés.
Dans cet exemple instrumental, le soprano présente une mélodie-chorale en notes longues, l’alto utilise un motif en broderie, et la basse martèle des notes répétées. (Par ailleurs, remarquez comment l’alto et la basse s’éloignent légèrement de leur motif respectif à la cadence. Il s’agit d’un procédé typique qui contribue à faire ressortir, dans la phrase, le mouvement cadentiel. Ce procédé, Schoenberg le nomme “liquidation”, un terme plutôt oppressant !)
- Dans les cas de contrepoint non motivique, les différences de valeurs rythmiques suffisent à distinguer les strates.
Dans cet exemple typique des exercices qui combinent les diverses espèces, chaque voix suit son propre patron rythmique. (Remarque : les “libertés” qu’on retrouve vers la fin du passage – le changement d’accord sur le dernier temps de la mesure 3 de même que la note de passage accentuée sur le premier temps de la mesure 4 – coulent naturellement et sont musicalement logiques : il n’y a aucune raison de les interdire. On devrait plutôt les expliquer à l’étudiant.)
La question du degré de similitude entre les différentes parties d’une texture contrapuntique nous incite à introduire un nouveau concept : celui de “plans” musicaux. Un plan est défini comme une couche musicale, se composant d’une ou plusieurs parties, unifiée par l’emploi d’un matériel très semblable. Remarque : le nombre de plans et le nombre de parties réelles (ou “voix”) ne coïncident pas nécessairement. Par exemple, dans Ach wie nichtig, ach wie flûchtig, de l’Orgelbuchlein de Bach, la voix supérieure énonce la mélodie-chorale en notes longues, les deux voix intérieures s’imitent l’une l’autre à partir d’un motif de gammes en doubles-croches, et la basse présente un motif tout à fait distinct. Nous voilà en présence de quatre voix mais de trois plans rythmiques et timbrals. Pour reprendre notre analogie sociale, les plans représentent les sous-groupes d’une communauté. Et quand un des plans ne se compose que d’une seule partie, nous voilà en présence du marginal qui s’oppose au groupe.
Dans cet exemple, tiré de ma 5e Symphonie, le piccolo solo représente un plan, et le contrepoint des cordes des lignes inférieures en représente un autre. Ces lignes mélodiques se poursuivent jusqu’à ce que le piccolo termine sa phrase, puis la clarinette amorce sa réponse au piccolo. Notons que l’élaboration de ce type de contrepoint, très contrasté et stratifié, implique une forme musicale relativement étendue.
Enfin, un contrepoint peut même faire dialoguer des plans entiers, par exemple dans l’écriture polychorale ou dans certaines sections des opéras de Mozart ou de Verdi. (Ainsi, à la fin de la scène 2 de l’acte 1 de Falstaff, alors que le jeune Fenton exprime sa passion pour sa bien-aimée, les huit autres personnages discutent avec excitation de ce qu’ils feront subir à l’ignoble Falstaff.) Cette discussion est elle-même subdivisée en deux groupes : hommes et femmes. En règle générale, plus il y a de plans indépendants, plus ils sont simples pour ne pas casser la texture.
À titre d’exemple plus récent, on peut se référer aux superpositions de mouvements dans plusieurs oeuvres d’Elliott Carter telles que la Symphonie pour trois orchestres.
En général, plus les différentes lignes ou plans évoluent librement, moins l’élan musical global paraît clair (d’où l’inertie de la “micropolyphonie” de Ligeti). Des lignes rythmiquement moins synchronisées évoquent le conflit et suscitent agitation et tension. Les textures excessivement denses génèrent de l’inertie, surtout si à certains moments on n’arrive plus à dégager la ligne conductrice. Obligé de concentrer son énergie à tenter de déchiffrer une situation musicale complexe, l’auditeur ne peut plus suivre l’élan qu’elle inspire.
Aussi, quand Bach veut annoncer l’imminence d’un sommet, il simplifie souvent la texture et rend les lignes précédemment indépendantes de plus en plus synchronisées. En se resserrant, la coordination rythmique crée un élan plus convaincant.
Entre des lignes ou des plans simultanés, beaucoup de niveaux et de types de relation sont possibles. La variété de degrés dans les rapports de similitude et de différence entre les lignes qui forment un plan – imaginons une échelle de similitude|différence finement graduée – fournit au compositeur de précieuses ressources utilisables en particulier lors des transitions, et qui permettent de faire émerger, au premier plan, une nouvelle idée, tout en laissant les anciennes s’estomper graduellement. Une des différences principales entre les orchestrations baroque et classique réside d’ailleurs dans l’organisation des plans. Chez les compositeurs baroques, les plans tendent à demeurer stables durant des mouvements entiers ou, du moins, durant de très longues sections. Les classiques, quant à eux, modifient les textures en recourant à des transitions plus souples.
LA CLASSIFICATION DES TEXTURES CONTRAPUNTIQUES
L’organisation des plans rythmiques et motiviques permet une classification générale des textures contrapuntiques. Ces textures peuvent être :
- stratifiées : chaque partie ou sous-groupe de parties utilise des motifs particuliers que les autres parties ou sous-groupes évitent,
- imitatives : les parties s’échangent constamment du matériel motivique.
Dans le premier cas, la mélodie qui dirige l’écoute est confiée, pour l’essentiel, à une seule partie. Dans le deuxième cas, la ligne conductrice voyage. Dans l’étude du contrepoint, il est plus avantageux de commencer par les textures stratifiées car elles sont semblables aux dispositions préconisées dans l’approche en espèces. (D’où, le défi pédagogique de quitter l’univers des espèces pour aborder l’écriture imitative.)
LE CONTREPOINT RENVERSABLE : UN CAS PARTICULIER
On définit le contrepoint renversable comme une combinaison de lignes où chacune présente une mélodie suffisamment intéressante pour servir de ligne conductrice et où chacune pourrait, par simple permutation, servir de ligne de basse. Puisque le contrepoint renversable vise à régénérer le discours musical en proposant une combinaison différente de celle qui a été utilisée, les lignes doivent être assez contrastantes. D’ailleurs, cette technique est normalement utilisée pour combiner des thèmes distincts. En l’absence de contraste, il n’y a pas d’intérêt particulier à inverser les parties.
Deux contraintes concernent spécifiquement le contrepoint renversable.
- Tout d’abord, il faut éviter les intervalles dont le renversement crée des dissonances incohérentes ou non résolues.
- Ensuite, puisqu’on cherche à créer un contraste, il ne faut pas que l’intervalle entre les voix concernées excède l’intervalle de renversement, ce qui produirait un croisement au moment du renversement, affaiblissant l’effet de nouveauté de la combinaison renversée.
Le renversement à d’autres intervalles que l’octave ou la quinzième crée de nouvelles couleurs harmoniques. Aussi, de tels renversements ne devraient servir qu’à créer ces couleurs. Par exemple, le contrepoint renversable à la douzième engendre un jeu intéressant entre les sixtes et les septièmes. Le contrepoint renversable à la dixième, en éliminant tout intervalle parallèle, génère, avec les doublures de tierce et de sixte, une grande richesse sans risque d’octaves ou de quintes parallèles.
Le contrepoint renversable s’enseigne mieux dans des contextes harmoniques riches. Les accords de septième sont particulièrement utiles puisqu’ils génèrent davantage de renversements que les simples triades et parce que le deuxième renversement échappe aux contraintes de l’accord de 6/4.
Comme Tovey le souligne dans sa magistrale discussion du contrepoint renversable (tirée de son analyse de L’art de la fugue de Bach), une combinaison renversable, si elle est correctement conçue, fonctionnera dans toutes ses permutations. La difficulté réside alors dans l’intégration, sans à-coup, des passages renversés dans la texture globale. En particulier, la ligne principale doit sembler mener naturellement au passage renversé.
Dans la fugue, les applications les plus usuelles du contrepoint renversable concernent la création de contre-sujets, l’élaboration de fugues à sujets multiples, et l’organisation de divertissements récurrents.
Comme applications hors fugue, on retrouve, à l’occasion, du contrepoint renversable dans des opéras et dans certains contextes dramatiques. De fait, cette technique permet à merveille de traduire la domination d’un personnage sur un autre.
En terminant, mentionnons un procédé très fréquent chez Bach, mais, semble-t-il, jamais discuté dans les manuels, un procédé que nous appellerons “contrepoint semi-renversable”. Il s’agit de lignes conçues pour être renversées, mais qui ne peuvent servir de lignes de basse. Bach évite simplement de placer ce type de ligne dans la basse.
LE CONTREPOINT ET L’ORCHESTRATION
On aborde généralement l’étude du contrepoint à partir de l’écriture vocale. Quoi de plus normal ?
- Nous disposons tous d’une voix et avons une certaine expérience du chant, aussi petite soit-elle.
- Grâce à l’homogénéité de timbre qui découle de la superposition de lignes vocales, on reporte à plus tard toute la question de l’équilibre timbral et des jeux de contraste.
Patientons jusqu’au prochain chapitre pour traiter de l’utilisation contrapuntique des particularités des divers instruments et limitons-nous, pour l’instant, à l’interaction entre le timbre et les plans contrapuntiques.
Toutes choses étant égales par ailleurs, quand l’oreille est confrontée à des timbres distincts, elle sépare la texture musicale en couches à partir des différences de couleur. Généralement, il est assez difficile de convaincre l’auditeur qu’une ligne commencée au violon se poursuit avec le cor ! (Dans l’exemple, ci-dessus, de ma 5e Symphonie, les différences timbrales sont accentuées par le contraste du registre et du rythme.)
L’écriture polytimbrale est souvent associée aux textures stratifiées, comme dans ces nombreux préludes sur des mélodies-chorales de Bach pour orgue, alors que le cantus firmus est exposé sur un premier clavier et accompagné, dans un plan rythmique distinct, sur un second clavier au timbre contrastant. La pédale joue la basse, soit en l’intégrant au second plan, soit en formant un troisième plan bien distinct. Avec cette organisation sonore très typée, on dirige l’écoute d’une façon remarquablement stable vers le plan conducteur. Évidemment, des surprises harmoniques peuvent attirer momentanément l’attention sur une autre ligne, mais mélodiquement parlant, la ligne principale ne migre pas.
À l’opposé, dans un contexte orchestral où les timbres évoluent constamment, non seulement la ligne principale voyage-t-elle fréquemment, mais les lignes secondaires aussi se promènent entre les instruments. (En fait, dans une fugue pour orchestre, le nombre de parties réelles peut parfois devenir assez ambigu.) De plus, pour créer un environnement sonore qui soit orchestralement intéressant et riche, il faut souvent ajouter du matériel de remplissage sous forme de lignes contrapuntiques qui naissent et qui meurent. Parfois aussi, on multiplie les doublures hétérophoniques. Dans ce cas, il convient de suggérer à l’étudiant de dresser le croquis de la ligne principale puis d’en varier la couleur en respectant la cohérence musicale inhérente à chaque section de phrases. Il pourra aussi esquisser d’autres parties sans trop se préoccuper de maintenir un nombre déterminé de lignes puis compléter le tout comme un travail d’orchestration et non comme un abstrait contrepoint. Ces quelques considérations laissent entrevoir un univers de fascinantes possibilités musicales. Au besoin, reportez-vous à notre texte sur l’orchestration.
En terminant, mentionnons qu’un contrepoint à plus que quatre ou cinq parties peut être dramatisé par des effets polychorals, par une séparation dans l’espace (cf. Gabrielli). Le contrepoint à plus que quatre ou cinq parties sans séparation en sous-groupes, est très rare; il n’est généralement exposé que lors d’un sommet mélodique dans un contexte polychoral.