Principes de contrepoint – Le contrepoint instrumental
La plupart des instruments occidentaux traditionnels ont été conçus en vue d’imiter la voix. Aussi, à l’origine, l’écriture instrumentale différait peu de l’écriture vocale. À la Renaissance par exemple, beaucoup d’œuvres étaient destinées, indifféremment, “pour voix ou violes”. Cependant, à la période baroque, l’exploration croissante des particularités de chaque instrument a permis de développer des répertoires spécifiques d’effets. Les instruments se sont, de plus en plus, individualisés. L’héritage vocal est demeuré mais les nouveaux idiomes ont enrichi le vocabulaire du compositeur. En conséquence, dans l’écriture instrumentale, il peut désormais choisir soit d’imiter la voix (ce que fait Bach, par exemple, dans la fugue en Mi majeur du volume 2 du Clavier bien tempéré), soit de s’adresser spécifiquement à un instrument donné. Dans ce dernier cas, certaines contraintes typiques de l’écriture vocale doivent être entièrement repensées.
L’ÉTENDUE DES REGISTRES
Quand on écrit pour instruments, la différence la plus frappante concerne l’étendue des registres. Si on s’adresse au violon, par exemple, les particularités des registres des voix d’alto ou de soprano deviennent non pertinentes. À un niveau plus subtil, les différences de registre doivent être traitées de façon appropriée. Par exemple, les voix sont naturellement plus ternes dans les registres inférieurs et prennent de la puissance et de l’éclat à mesure qu’elles montent. Certains instruments – le hautbois et le basson par exemple – font l’opposé. Si on installe une masse de bois dans leur registre supérieur en espérant un effet de plénitude et de brillance comparable à celui des voix dans ces mêmes registres, on s’oppose à la nature même des instruments : inévitablement, la sonorité sera beaucoup plus mince, voire perçante. Même s’il faut se référer au texte Orchestration de cette série pour approfondir la question des registres, soulignons quand même que sans connaissances adéquates, l’étudiant risque d’être fort étonné par la différence de registres et d’espacements entre la voix et les divers instruments.
LES CROISEMENTS DE VOIX
Les contrepoints vocal et instrumental diffèrent sensiblement aussi dans l’utilisation des croisements. Dans le contrepoint vocal, la persistance de croisements de voix est rare. On la retrouve habituellement dans des situations exceptionnelles où le compositeur, pour faire ressortir une voix intérieure, l’installe dans un registre intense alors qu’il confine la voix normalement plus aiguë à un registre plus neutre.
Avec les instruments, deux particularités viennent bousculer ces pratiques :
- Par rapport aux voix, l’étendue souvent beaucoup plus considérable de certains instruments implique qu’une utilisation fluide des ressources de l’instrument, non limitée aux registres extrêmes, engendrera naturellement de fréquents croisements. Les cordes en sont un bon exemple. Un quatuor à cordes qui éviterait tout croisement sonnerait probablement anémique.
Dans cet exemple tiré du 3e mouvement de mon 4e Quatuor, remarquez comment l’alto et le deuxième violon s’alternent aux mesures 6, 8, 10 et 11. Il en est de même pour les 1er et 2e violons aux mesures 16, 17 et 19.
- Grâce aux différences de couleur, les croisements qui seraient vocalement embrouillés deviennent, aux instruments, clairs et cohérents.
LES IDIOMES ET MOTIFS PROPRES AUX INSTRUMENTS
Nous prendrons pour acquis l’utilisation possible de n’importe quel instrument – à l’exception des percussions – pour imiter la voix. Sans entrer dans le détail de l’écriture instrumentale spécifique à chaque famille d’instruments, soulignons ici certains idiomes généraux qui concernent l’écriture contrapuntique.
Remarque : puisque par définition les idiomes sont des modèles très typés, ils sont normalement traités comme des motifs.
Aux cordes
Chez les voix, le mouvement conjoint est la norme. Aux cordes, la prise en compte des “positions” se substitue au mouvement conjoint. À partir d’une position donnée aux cordes, l’instrumentiste contrôle environ deux octaves. Les sauts de cordes, dans une même position, sont parfaitement normaux et ont probablement amené l’effet déjà mentionné de “ligne composée”, si fréquent chez Bach. Utilisées dans un contexte contrapuntique, de telles lignes à base de sauts constants doivent être traitées de la façon suivante :
- Dans chaque registre, les notes doivent former des lignes cohérentes.
- Une ligne ne peut pas se terminer sur une note active (par exemple, une dissonance ou une sensible) ; elle doit aboutir à un point de repos ou fusionner avec une autre ligne.
- Les sauts doivent présentés une constance motivique.
- Plus il y a de sauts dans une ligne donnée, plus les autres lignes doivent rester calmes. De fait, une ligne composée est, en elle-même, déjà contrapuntique. Des lignes composées nombreuses et complexes risquent de surcharger la texture.
Aux bois
Les bois ressemblent davantage que les cordes à la voix. Ils doivent respirer. (C’est là une autre faiblesse de l’approche stricte par espèces : on n’apprend jamais aux étudiants à utiliser les silences !) Certains bois manquent d’agilité dans les sauts (bien qu’à cet égard, ils surpassent toujours la voix). Cependant, d’un registre à l’autre, la couleur des bois change considérablement, ce qui peut ruiner l’équilibre entre les lignes contrapuntiques. En outre, les bois – comme les cordes, d’ailleurs – utilisent les articulations détachées beaucoup plus efficacement que la voix. Et l’articulation – en jouant sur la durée, une caractéristique du rythme – peut définir entièrement un motif.
Aux cuivres
Avec leurs sauts maladroits, les cuivres s’apparentent davantage que les bois aux voix. Cependant, par leur aisance remarquable pour les notes répétées et leur étendue dynamique spectaculaire, ils diffèrent des voix. Aussi, la quantité de souffle requis peut être considérable surtout pour les cuivres graves. En conséquence, il vaut mieux limiter la longueur des phrases.
Aux percussions
Les percussions, de par leur nature même, manquent de soutenu. Par conséquent, même si quelques instruments peuvent prendre en charge des lignes mélodiques, on les utilise davantage que la voix pour des considérations de rythme et de couleur.