L’art orchestral – Considérations préliminaires
REMARQUES CONCERNANT LES INSTRUMENTS
Avant de discuter de l’orchestration proprement dite, il importe de faire quelques remarques générales à propos du rôle des différentes familles orchestrales et de commenter la façon de les utiliser. Puisque tout étudiant en orchestration devrait déjà maîtriser les notions de base de l’harmonie – et donc, entre autres, les normes de l’écriture chorale à quatre voix – on peut utilement, comme point de départ, comparer chaque section au chœur vocal. Si on s’y sent plus à l’aise, on peut aussi faire les comparaisons avec l’écriture pianistique.
Les cordes
Comme le chœur vocal, la famille des cordes offre une belle homogénéité de timbres et peut exécuter une grande variété de traits, de la simple ligne monophonique à la plus riche des polyphonies. Pratiquement tout ce qui convient aux voix sonnera bien aux cordes. Par ailleurs, compte tenu de leur grande étendue, de leur extrême agilité, de la variété de leurs articulations et de leur capacité à jouer des accords, les cordes offrent des possibilités considérablement accrues.
L’écriture pour cordes favorise les croisements, contrairement à l’écriture chorale, et en tire un double avantage. D’une part, les instruments graves peuvent, de temps en temps, jouer la ligne principale ; d’autre part, et surtout, les sections gagnent une liberté de mouvement qui convient à leur registre tellement plus étendu que celui de la voix humaine. Compte tenu du fondu naturel des cordes, ces croisements ne présentent aucun problème particulier.
Adagio Symphonique : les altos croisent les 2e violons, puis les 1er et les 2e violons portent tour à tour la ligne conductrice. Cette liberté d’écriture musicale crée un dialogue qui augmente l’intensité de la musique.
Notons que les pizzicati gagnent à être considérés comme des effets percussifs : ils n’ont, en effet, aucune affinité timbrale avec les traits joués à l’archet.
Les bois
Les bois, avec leurs timbres variés et caractéristiques, conviennent aux solos intimes. Une bonne approche consiste à considérer chaque bois comme trois instruments en un : un premier instrument à timbre aigu, un second à timbre médium et un dernier à timbre grave. Dans ces conditions, une combinaison, au départ satisfaisante, peut sonner étrange si on change de registre. Par ailleurs, notons que chacun des bois permet de constituer un chœur complet : ainsi, la famille des clarinettes comprend des instruments qui vont de la contrebasse au piccolo. (On peut, de plus, regrouper dans une même famille les instruments à anche double : hautbois, cor anglais et basson.)
L’attribution d’une ligne à deux ou plusieurs mêmes instruments, jouant à l’unisson, entraîne un changement plus qualitatif que quantitatif : trois hautbois ne sonnent même pas deux fois plus forts qu’un seul ; cependant, l’effet résultant, à cause des inévitables différences d’intonation, s’apparente à celui d’un chœur. Si le caractère d’une ligne évoque un solo, une doublure, en contredisant ce caractère, sera moins efficace.
Nous entendons cette mélodie jouée par un hautbois, puis par trois à l’unisson.
La principale difficulté que pose l’écriture des bois survient quand on tente de les regrouper. Compte tenu de la diversité des timbres, chez un même instrument (dans les différents registres) et entre les différents instruments, réaliser un fondu harmonique convaincant présente un réel défi. Comme dans tout cas de combinaison hétérogène, les techniques usuelles de chevauchement et d’imbrication, suggérées par Rimsky-Korsakov, en embrouillant l’écoute empêchent la détection du “qui fait quoi”.
Aucun de ces accords ne se fond comme un accord tenu aux cordes ou aux cuivres. Les arrangements empilés (1 et 5) sont toutefois les pires, en particulier parce que la 4 edissonante est proéminente. Les versions qui se fondent le mieux (toutes proportions gardées) sont celles qui se chevauchent (2 et 6).
Dans une masse de bois, le hautbois est habituellement l’instrument qui se fond le plus difficilement. Inévitablement, pour le meilleur ou pour le pire, il impose au groupe sa couleur.
Ces deux accords contiennent exactement les mêmes notes. Le 2e, joué par les hautbois, est beaucoup plus virulent. Les deux pourraient être utiles, dans le contexte approprié, mais celui joué par les hautbois a un caractère plus marqué.
Intégrés au plan sonore des cordes, les bois servent surtout à ajouter du volume (de “l’épaisseur”).
Mouvement symphonique 1 : les doublures des cordes par les bois leur ajoutent de l’épaisseur et de l’envergure.
Parfois, lorsqu’ils doublent les cordes une octave plus haut, les bois ajoutent de la luminosité.
Mouvement symphonique 3 : la doublure par le hautbois de la ligne du 2e violon permet à celui-ci d’émerger plus clairement et lui ajoute de l’éclat.
Intégrés au plan sonore des cuivres, les bois servent surtout à renforcer les harmoniques aigus, les doublures à l’unisson étant quasiment imperceptibles.
Mouvement symphonique 1 : les bois installés dans leur registre supérieur complètent l’accord ascendant des cuivres.
Les cuivres
Les cuivres sont plus homogènes que les bois mais moins flexibles. On peut leur attribuer, aussi efficacement, des rôles mélodiques, rythmiques, contrapuntiques ou harmoniques. Ils reproduisent, mieux que les bois, le chant choral : en musique ancienne, les cuivres, principalement les trombones, doublent souvent les voix.
Il convient de considérer les cors comme des instruments altos (les orchestrateurs débutants les font souvent jouer trop bas ou trop haut). Le meilleur arrangement, pour une section de cors en harmonie : trois ou quatre cors en position fermée, au centre de la texture (dans le registre alto), le quatrième cor doublant habituellement le premier cor une octave plus bas.
Symphonie n° 5, Final : les trois cors enrichissent ici la texture, sans l’alourdir.
Les cors sont normalement divisés en des « spécialistes » aigu et grave, en alternance, c.à.d. que les cors 1 et 3 sont « aigues » et les cors 2 et 4 sont « graves ». Bien que tous les cornistes puissent jouer aisément dans le registre du milieu, lorsqu’ils jouent aux extrêmes, l’embouchure requise demande un entrainement ainsi qu’un effort spécial. C’est pour cette raison que les cornistes « aigus » sont mal à l’aise avec des notes très graves, et vice versa.
Les notes graves du cor conviennent surtout à des pédales dans les passages lents : elles sont déconseillées pour les lignes de basse chantantes car elles les alourdissent.
Piston souligne que les cors sonnent mieux quand on respecte l’essence même de l’instrument (par exemple, en privilégiant, en harmonie, les intervalles ouverts tels que la quinte ou l’octave et en favorisant les lignes diatoniques). Quel excellent conseil !
Symphonie n° 8 : en limitant les cors aux octaves sur les notes plus longues, on préserve la transparence harmonique.
Même si les cors sont depuis longtemps des instruments chromatiques, la grande agilité ne leur est pas naturelle.
Ces observations valent également pour les trompettes. (Notons toutefois que les cors et les trompettes supportent les répétitions de notes relativement rapides.)
En position très ouverte, curieusement, les trompettes peuvent sonner creuses ; les trombones, de leur côté, sonnent ronds et pleins en position ouverte ou fermée. Dans le registre baryton, les trombones en position fermée sont beaucoup plus légers que les cors (à considérer quand on utilise les cuivres pour accompagner la voix humaine).
Comparons les cors et les trombones dans ce registre.
Les cuivres bouchés présentent des timbres si particuliers qu’on doit les considérer comme une famille distincte des cuivres joués normalement. En douceur, ils s’apparentent aux instruments à anche double ; dans la puissance, avec leur sonorité stridente, ils forment un groupe à part.
Les percussions
Même s’il existe plusieurs façons de classer les instruments à percussion, il est plus utile, pour le compositeur, de les considérer en fonction de leur sonorité et de les regrouper en familles selon le registre et la hauteur. Par exemple, les métallophones offrent, en général, une bonne réverbération. Ils conviennent donc peu aux rythmes rapides et/ou précis. En contrepartie, ils peuvent créer, en arrière-plan, d’efficaces ambiances. Les bois, peu réverbérants, conviennent quand on vise clarté et précision. Les peaux offrent un entre-deux : dans le grave, ils présentent une bonne réverbération ; vers l’aigu, leur son plus sec s’apparente à celui des bois.
Les percussions peuvent proposer ce qui suit :
Accent
Comparons les deux versions de chaque accord : sans percussions, puis avec percussions. L’ajout des percussions aiguise les accents en y ajoutant impact et puissance.
(exemples du répertoire) Il existe une multitude d’exemples d’accords finaux incisifs dans les grandes œuvres de la période classique, où l’accentuation s’effectue par l’ajout de timbales.
Mélodie
La mélodie du marimba émerge facilement sur l’accord mystérieux joué par les cordes.
(exemple du répertoire) Shostakovitch, Symphonie n° 15, Final, coda (reprise n° 148) : sur un mystérieux arrière-plan constitué d’accords tenus aux cordes, les timbales présentent le thème de la passacaille pendant que diverses percussions (à hauteur déterminée) simulent un enlevant tourbillon.
Rythme
Le xylophone présente une idée rythmique.
(exemple du répertoire) Bartok, Concerto pour orchestre, début du 2e mouvement : la petite caisse (sans ressort) introduit un important thème rythmique.
Résonance
Sans le doux roulement des cymbales, la ligne jouée par la flûte semblerait inégale et vide.
(exemple du répertoire) Dallapiccola, Canti di Liberazione, ouverture : pendant qu’une ligne monophonique très large traverse les différentes sections du chœur, de doux roulements de cymbales créent, en arrière-plan, une atmosphère fantomatique. Constatons que les diverses cymbales, plutôt que de rouler sans arrêt, dessinent des vagues qui se chevauchent.
Transition lors des changements de dynamique
Sans le roulement de timbales en diminuendo, le contraste entre les cuivres aigus et les cordes graves serait beaucoup plus abrupte.
(exemple du répertoire) Bruckner, Symphonie n° 9, 1er mouvement, mesures 75 et 76 : un roulement de timbales, en diminuendo, assure une transition coulante entre le puissant tutti qui précède et le passage calme qui suit.
De façon générale, les percussions qui se combinent à une autre famille d’instruments, dans un même plan sonore, doivent respecter le registre environnant.
La voix humaine
L’écriture pour la voix humaine représente un sujet si vaste que nous devons nous limiter, ici, à quelques indications générales.
Le texte doit ressortir de la façon la plus compréhensible possible. De par sa nature même, le chant déforme les mots en favorisant les voyelles et en utilisant les consonnes principalement comme éléments d’articulation. Le rythme, l’accentuation et le contour de la ligne vocale doivent épouser l’effet qu’on obtient en déclamant, de façon appropriée, les phrases. Ils peuvent exagérer, mais jamais contredire, le rythme et l’inflexion du langage parlé. Par ailleurs, rappelons-nous que la voix ne peut s’amplifier sur les voyelles à bouche fermée, telles que le “u” en français. (On peut aisément comprendre pourquoi “amore”, en italien, se chante merveilleusement bien). En conséquence, il faut organiser les sommets autour des mots importants et en permettant à la voix de retentir librement.
La voix a besoin de temps pour atteindre sa plénitude ; en conséquence, les passages très agiles et/ou en staccato sont rares et visent un effet particulier.
Plus que n’importe quel autre instrument, la voix requiert une écriture le plus souvent en registre normal (le médium du registre) pour éviter l’inconfort. On réserve l’extrême grave et, surtout, l’extrême aigu aux moments importants.
QU’EST CE QU’UNE ORCHESTRATION DÉFICIENTE?
Comme nous l’avons déjà mentionné, une orchestration jouable peut difficilement être franchement mauvaise.
Avant de nous intéresser à l’orchestration de haut niveau – que nous qualifierons “d’artistique” – il vaut la peine de faire ressortir les caractéristiques d’une orchestration déficiente et d’identifier les erreurs qui en sont, le plus souvent, la cause :
- Faiblesse des effets, résultant d’un recours insuffisant aux ressources disponibles pour produire le caractère désiré (par exemple, un effet percussif reposant sur quelques bois et aucune percussion), ou résultant de gestes contradictoires (par exemple, l’ajout d’instruments pendant un diminuendo).
- Fatigue auditive résultant de l’usage exagéré des registres extrêmes ou de couleurs très caractérisées, ou résultant d’un manque de fondu dans les blocs harmoniques.
- Texture “grise” souvent causée par un abus de doublures à l’unisson.
- Lourdeur généralisée (plutôt que localisée, à titre d’effet), engendrée par un abus de doublures ou par une surcharge du registre grave.
- Sonorité généralement trop sèche, par absence d’arrière-plans résonant. (Une sonorité sèche peut convenir, à titre d’effet, mais rarement comme norme).
- Confusion entre divers éléments musicaux, due à une faible différentiation des plans sonores.
- Confusion formelle, causée par des changements de timbre à des moments arbitraires, ou par des changements n’offrant pas le degré de contraste requis.
- Imprécision du caractère.