Kahneman et la musique

Les deux vitesses de la pensée (Kahneman) : leçons pour les compositeurs

Je suis compositeur et professeur. Comme la plupart des compositeurs, je veux communiquer intensément avec mes auditeurs. Et comme la plupart des professeurs de composition, je veux donner à mes élèves les outils pour faire de même. Tout au long de ma carrière, j’ai constaté qu’il n’est pas nécessaire que ces outils proviennent de la discipline de la musique elle-même ; les idées d’autres domaines peuvent aussi éclairer l’artisanat, le métier musical. Lorsque Leonard B. Meyer a publié son ouvrage révolutionnaire Emotion and Meaning in Music, il a présenté au monde musical occidental des arguments psychologiques sur la façon dont les relations musicales suscitent des réactions émotionnelles[1]. Au cours des décennies qui ont suivi, les théoriciens de la musique et les spécialistes des sciences cognitives ont mis à l’épreuve les affirmations de Meyer et les ont développées. David Huron, par exemple, a affiné les idées de son ancien professeur en proposant un certain nombre de mécanismes d’attente, ainsi que les origines évolutives possibles de chacun[2]. Mais les travaux de Huron n’explorent cependant pas les implications de ces idées pour la composition musicale. À ma connaissance, à ce jour, personne n’a publié un compte rendu pratique de la façon dont la psychologie cognitive peut éclairer l’enseignement de la composition[3].

Le théoricien et compositeur Fred Lerdahl s’en est approché lorsqu’il a démystifié le mythe selon lequel la capacité d’un auditeur à saisir la structure de la musique sérielle dépend de la mesure dans laquelle cet auditeur a été exposé à cette musique[4]. Selon Lerdahl, il faut distinguer entre « grammaire compositionnelle » et « grammaire d’écoute ». Alors qu’une grammaire compositionnelle sous-tend les règles (p. ex. algorithmes, contraintes de tonalité) qu’un compositeur utilise consciemment lorsqu’il écrit une pièce, une « grammaire d’écoute » produit une représentation mentale du signal acoustique brut à partir de normes stylistiques apprises (le cas échéant) et de contraintes cognitives. En général, la grammaire de composition idiosyncratique est inaccessible à l’auditeur (elle peut en fait être assez inaudible). Dans la mesure où le compositeur partage des contraintes cognitives avec ses auditeurs, il peut toutefois façonner intuitivement sa composition de manière à « parler » à son auditoire. Le point le plus important de Lerdahl est que, quel que soit le style dans lequel un compositeur écrit, il peut toujours s’appuyer sur sa compréhension intuitive de la cognition humaine pour communiquer efficacement[5]. Et j’ajouterais que plus les attentes (conscientes ou intuitives) du compositeur sont réalistes quant aux processus cognitifs de l’auditeur, plus il est susceptible de communiquer de manière significative.

Dans le même esprit, cet article adaptera à des fins musicales certains travaux récents en psychologie du prix Nobel Daniel Kahneman[6]. Plus précisément, je me demande comment la recherche de Kahneman peut nous aider à composer – et, en fin de compte, à enseigner la composition – plus efficacement. Mon intérêt pour Kahneman vient du fait que ses idées offrent des réponses claires à certains problèmes courants de composition – des réponses que j’ai testées à travers ma propre activité de compositeur et mon enseignement. Bien sûr, les anecdotes ne constituent pas une preuve, mais beaucoup de choses discutées ici sont susceptibles d’expérimentation contrôlée. Et, bien que je n’entreprenne pas une telle expérimentation ici, j’espère que cet article en inspirera d’autres à tester mes idées plus rigoureusement.

Les recherches de Kahneman, qui se concentrent sur les aspects fondamentaux de la pensée humaine, suggèrent des façons d’interpréter l’expérience musicale en termes de psychologie de l’évolution. Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur les origines évolutives précises de la musique[7], il a été proposé à plusieurs reprises que la musique fonctionne sur nous par le truchement des capacités normales du cerveau humain évolué[8]. Notre esprit de recherche de modèles, ou motifs (patterns), qui essaie toujours de prédire ce qui nous attend, est au cœur de la façon dont la musique nous affecte. Les détails des modèles que nous remarquons et la façon dont ils nous affectent sont variés et complexes. Mais sans au moins quelques modèles et attentes facilement reconnaissables, la musique n’est rien de plus qu’un bruit transitoire[9]. Dans cet article, je me concentre sur plusieurs principes que Kahneman expose sur la façon dont l’esprit perçoit et interprète ces modèles, et je discute de leur pertinence pour la musique.

LES DEUX VITESSES DE LA PENSÉE, DE KAHNEMAN

Kahneman pose deux types de processus mentaux, qu’il appelle les Systèmes 1 et 2. Le Système 1 est très rapide, automatique et toujours en activité[10]. Il fournit une heuristique quasi instantanée, mais pas très rigoureuse en temps réel, ce qui nous permet de vivre sans considérer minutieusement chaque détail et chaque possibilité alternative dans chaque situation. Une réaction de combat ou de fuite, par exemple, n’est pas sous contrôle conscient, et ce n’est certainement pas une évaluation statistique soigneusement pondérée des probabilités. Ce type de réaction rapide est plus immédiatement utile pour la survie qu’une alternative plus lente et plus réfléchie : en cas de danger mortel, la vitesse compte !

Il convient de noter ici que le Système 1 comprend non seulement des réactions instinctives et réflexes, mais aussi de nombreux comportements appris. Apprendre à jouer d’un instrument de musique, par exemple, demande beaucoup d’efforts conscients au début, mais avec la pratique, cela devient automatique. Le point critique pour nous est que le Système 1 n’est pas seulement le lieu des comportements réflexes (et de certains comportements appris), mais il crée aussi beaucoup de « pensées » extrêmement rapides en temps réel, utilisant sa propre logique primitive distinctive.

Le Système 2, par contre, est lent, conscient et exige des efforts. Il est délibéré et soigneusement raisonné. Il est aussi, comme le souligne Kahneman, paresseux[11]. Il faut un certain effort de volonté pour l’utiliser, et il n’est jamais aussi rapide que le Système 1. Le Système 2 est généralement trop lent pour fonctionner en temps réel ; cependant, il est beaucoup plus complet et prudent que le Système 1. Dans les situations de combat ou de vol, comme décrit ci-dessus, le Système 1 s’engage automatiquement. Mais si le danger n’est pas immédiat, il est possible de s’arrêter et de réfléchir, c’est-à-dire d’engager délibérément le Système 2.

Je propose ici que beaucoup, peut-être la plupart, de nos réponses les plus fortes à la musique viennent du Système 1. La musique évolue rapidement en temps réel et nos premières réactions sont immédiates, puissantes et peu réfléchies. Cet état de fait a toutes les caractéristiques de la perception et du comportement du Système 1. Évidemment, on peut aussi étudier la musique avec soin et de manière analytique (Système 2), mais c’est très difficile en temps réel, et surtout à la première écoute[12]. Cela ne veut bien sûr pas dire que la musique n’intéresse pas la fonction analytique du Système 2. Je ne nie pas non plus que nos réactions à la musique peuvent changer et s’approfondir avec des écoutes multiples[13]. Je ne nie pas non plus l’existence de différences innées et/ou apprises entre les différents auditeurs. Ce que je veux simplement dire, c’est que bon nombre de nos réactions primaires à la musique sont mieux comprises en termes de Système 1 – que tous les humains normaux partagent – et que sans ces réactions primaires puissantes, l’auditeur ne s’engagera pas facilement dans cette œuvre.

Examinons de plus près le Système 1. Comme mentionné plus haut, l’une des principales tâches de l’esprit humain est de rechercher et d’interpréter les modèles, ou motifs, dans l’environnement. Cette tendance est si forte que nous voyons parfois des modèles là où il n’y en a pas (par exemple, l’homme dans la lune, les constellations). Une fois que nous avons remarqué une tendance, le Système 1 tire rapidement diverses conclusions. Kahneman détaille diverses heuristiques derrière ces conclusions. Parfois, elles impliquent des raccourcis logiques et des erreurs, mais, généralement, elles nous aident. Ces raccourcis sont généralement constitués de règles simples, qui ont un sens en termes d’évolution et de survie : ils ont raison bien plus souvent qu’autrement.

Par exemple, imaginez voir quelqu’un claquer une porte : elle fait un bruit fort, que l’on associe naturellement à la fermeture de la porte. Il existe d’autres possibilités logiques pour expliquer le bruit, mais elles sont beaucoup moins probables que la relation normale entre un claquement de porte et un bruit soudain. C’est comme si nous interprétions la simultanéité comme une causalité, ou du moins comme la preuve d’un événement unique intentionnel, qui explique à la fois les stimuli visuels et sonores[14]. L’intentionnalité est une question très importante dans nos vies, et l’art qui vise à communiquer de manière significative doit d’abord nous convaincre qu’il est intentionnel, et non aléatoire.

Cette heuristique de l’« intentionnalité » n’est qu’une parmi tant d’autres. Examinons plus en détail certaines des heuristiques de Kahneman qui s’appliquent à la musique.

LA MACHINE ASSOCIATIVE

Le premier principe de Kahneman est que nous recherchons automatiquement des associations aux idées actuelles. Comme il l’écrit, « Le [Système 1] offre une interprétation tacite de ce qui vous arrive et de ce qui vous entoure. Il contient le modèle du monde qui évalue instantanément les événements comme normaux ou surprenants. C’est la source de vos jugements intuitifs, rapides et souvent précis. Et il fait tout cela sans que vous n’ayez conscience de ses activités. » Toutes les données sensorielles – les mots, les odeurs, les choses que nous voyons – mènent à une recherche mentale rapide de liens vers des événements actuels ou mémorisés, puis à une conclusion sur leur caractère familier ou étrange. Ces associations et conclusions ne sont pas rigoureuses ; elles trahissent une sorte de pensée primitive, fondée sur des impressions de similitude et/ou de contiguïté, ou de causalité perçue.

Un point essentiel pour la musique est que la machine associative ne représente que des idées activées[16] ; des informations qui ne sont pas récupérées de la mémoire pourraient aussi bien ne pas exister[17]. Ainsi, le « cadre » créé par une forme musicale – le sentiment que, dans un court laps de temps (en supposant que le compositeur fait bien son travail et que l’auditeur est attentif), nous vivons une expérience cohérente et concentrée, avec un début provocateur, un développement intrigant et une fin convaincante – rend cette « activation » beaucoup plus facile. C’est pourquoi nous ne parlerons ici que des associations au sein de l’œuvre entendue. Ces associations perçues engendrent souvent des attentes à l’égard des événements subséquents, ce qui nous incite en fait à chercher des liens similaires ailleurs[18].

L’utilisation courante des motifs musicaux est un exemple clair du principe d’association en musique. Un motif est une forme courte et bien définie qui attire notre attention. Une fois que nous nous concentrons sur un motif, nous commençons à le rechercher à l’écoute et à le remarquer au fur et à mesure que la pièce se déroule.

Un exemple plus élaboré est la structure familière des « questions-réponses » musicales : la période. La deuxième phrase d’une période commence de la même manière que la première et est entendue comme une « réponse », qui se conforme à celle-ci ou s’en écarte.

LA FACILITÉ COGNITIVE

Selon Kahneman, « tout ce qui facilite le bon fonctionnement de la machine associative peut aussi biaiser les croyances… La familiarité n’est pas facile à distinguer de la vérité ». Comme le suggère cette citation, nous sommes beaucoup plus sympathiques aux choses qui sont faciles à comprendre pour le Système 1. Diverses expériences citées par Kahneman montrent que les humains préfèrent la familiarité à l’étrangeté : la familiarité se traduit par la facilité cognitive. En d’autres termes, la familiarité nous met à l’aise parce qu’elle implique la prévisibilité et la sécurité. Notre tendance à privilégier les associations familières, à travers le filtre de la facilité cognitive, est inconsciente et automatique. L’énorme quantité de répétitions dans la plupart des musiques est certainement motivée, du moins en partie, par cette préférence naturelle : dans une œuvre donnée, après l’ouverture, la quantité de matériel totalement nouveau est généralement plutôt limitée. En répétant un motif, une phrase ou une section donnée, un compositeur nous l’enseigne efficacement ; nous pouvons alors jouir du sentiment positif de reconnaissance et de sécurité qu’une telle répétition nous procure[20]. Cette idée suggère aussi pourquoi la musique sans répétition significative est souvent difficile à saisir. Ce genre de difficulté, que Kahneman appelle « tension cognitive », se produit lorsque le Système 1 est submergé. Comme Kahneman nous le rappelle à plusieurs reprises, le Système 2 est paresseux. Dans le cas d’un art temporel comme la musique, qui se produit en temps réel, il est impossible de ralentir la pièce, d’analyser ce que nous venons d’entendre et d’arriver à une conclusion soigneusement raisonnée. En conséquence, l’auditeur perçoit souvent la musique dépourvue de répétitions comme difficile ou incompréhensible.

Étant donné que le Système 1 emprunte la voie de la moindre résistance (facilité cognitive), nous devons avoir une idée claire des aspects de la musique qui sont les plus faciles à repérer à l’écoute. J’appelle ça une théorie de la saillance. En termes psychologiques, cela revient à comprendre les priorités perceptuelles[21]. Bien sûr, un musicien bien formé remarquera des choses qu’un profane ne remarquera pas, mais cela ne change rien au fait que certains types de perceptions et d’associations sont beaucoup plus faciles à saisir que d’autres, surtout à la première écoute. Encore une fois, ce sont ces objets qui sont traités le plus rapidement et de façon plus fiable. Le point ici n’est pas qu’il existe un ordre de saillance rigide et fixe, mais qu’il y a différents degrés de saillance, qui se traduisent directement par des degrés de facilité (ou de tension) cognitive. Un compositeur doit comprendre comment notre forte préférence pour la facilité cognitive affectera le processus d’écoute[22].

Un bref exemple tiré du contrepoint d’espèces [de Fux] clarifiera la question de l’importance et de l’aisance cognitive. Ce contrepoint est généralement utilisé comme introduction à de nombreux idiomes de l’écriture tonale. Ici, il sera utile parce qu’il est couramment enseigné et que ses règles sont familières et assez normalisées. Dans le travail sur les espèces, comme dans la plupart des contrepoints classiques, les quintes parallèles sont interdites, car elles créent un vide momentané dans la texture. L’exemple 1 montre un cas précis de ces quintes.

Aucun professeur de contrepoint d’espèces n’autoriserait ces quintes (ici marquées « X ») : elles impliquent des accords sur des temps forts, et le retour au Mi à la fin de la m. 1 crée des mouvements parallèles consécutifs avec le premier temps de la m. 2. Tout conspire à rendre très saillants ces mouvements parallèles.

L’exemple 2 est plus subtil. Ici, les mouvements parallèles (encore une fois, marqués « X ») se situent entre le dernier temps de la m. 1 et le deuxième temps de la m. 2. ; entendre ces quintes demande un effort : elles restent audibles, mais elles sont beaucoup moins marquées, d’autant que les différents motifs mélodiques entre les deux mesures ne nous invitent plus à remarquer les quintes plus que les autres intervalles. Le Fa de la m. 2 ne déclenche pas un changement de direction mélodique, mais fait plutôt partie d’un mouvement plus large vers le Do de la m. 3. Les tierces – beaucoup plus riches – du premier temps de ces mesures ont maintenant beaucoup plus d’importance.

Dans l’exemple 3, nous voyons les mêmes parallèles que dans l’exemple 2, mais avec une troisième partie ajoutée. Cette partie ajoutée atténue d’autant plus leur effet que l’attention de l’auditeur est distraite par l’attaque du Sol grave dans la m. 1, la suspension qu’il forme dans la m. 2, et les riches sixtes parallèles qui suivent. La partie ajoutée change donc radicalement ce qui est saillant : ici on remarque facilement les nombreux intervalles riches, et non plus les quintes, maintenant bien cachées.

Beaucoup d’enseignants de contrepoint interdiraient tous ces mouvements parallèles. Mais en quoi est-ce logique? Il est certainement plus utile d’aider l’élève à remarquer et à comprendre les distinctions de saillance ; après tout, les exemples comme le dernier abondent dans le répertoire. On me rappelle ici le célèbre catalogue d’octaves et de quintes parallèles, de Brahms, créé précisément pour qu’il puisse voir dans quelles circonstances les règles empiriques ne sont plus des guides adéquats[23]. Le fait est que les situations musicales réelles mettent en jeu de nombreux éléments simultanés et que les effets sur le résultat auditif ne sont souvent pas aussi simples qu’ils peuvent paraître. Il est révélateur que les manuels élémentaires de musique insistent presque toujours sur la primauté de la hauteur, même si la hauteur n’est pas nécessairement le premier élément à analyser. En fait, la perception des relations de hauteur, comme nous l’avons vu plus haut, peut être radicalement affectée par le rythme, la texture, etc[24]. Souvent, avant d’avoir suffisamment d’informations pour saisir les détails des relations de hauteur, nous remarquons le rythme, la dynamique, le registre, le timbre et le tempo. Et il n’est pas surprenant que ces éléments contribuent de manière significative à la perception du caractère musical[25].

Un exemple : si l’on imagine l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven jouée à bas volume, à un tempo beaucoup plus lent, et une octave plus haut, par une flûte seule, le caractère musical est complètement différent. J’ai d’ailleurs tenté l’expérience de jouer cette ouverture, fort et vigoureusement, au piano pour des musiciens non professionnels, mais en substituant une tierce mineure (sol sol sol mi) à la tierce majeure de Beethoven (sol sol sol mib). Même s’ils ont reconnu facilement la pièce, personne n’a remarqué ce détail, puisque le caractère est pratiquement identique.

Si nous nous intéressons vraiment à ce que les auditeurs perçoivent immédiatement et facilement (c.-à-d. la facilité cognitive), nous ne pouvons ignorer ces autres dimensions musicales. Le compositeur qui n’accorde pas suffisamment d’attention à ces questions ne peut communiquer avec un minimum de force expressive [26].

Tout comme il y a des degrés d’importance, il y a des degrés de familiarité, allant de l’immédiatement reconnaissable (rassurant), à des degrés croissants de nouveauté, à l’étrangeté (exigeant une attention immédiate). Ces niveaux de familiarité et d’étrangeté correspondent également à des degrés de fatigue cognitive. La nouveauté nous aide à maintenir notre intérêt, mais seulement jusqu’à un certain point ; quand elle devient écrasante, elle peut nous mettre mal à l’aise[27]. Prenons, par exemple, certaines des transformations des motifs habituelles que chaque élève apprend (p. ex., rétrogradation, diminution, augmentation). Elles sont souvent beaucoup plus faciles à voir qu’à entendre. Les associations visuelles saillantes ne sont pas nécessairement les mêmes que les associations auditives saillantes. Reconnaître un motif rétrograde, par exemple, est beaucoup plus facile pour l’œil que pour l’oreille. La raison en est évidente : la vision n’est pas contrainte par le temps réel. Nous pouvons facilement regarder en avant et en arrière pour enquêter sur un lien. Pour le sens de l’ouïe, par contre, la mémoire est facilement distraite par les événements intermédiaires, et à moins que le compositeur ne mette délibérément le lien sous les projecteurs, la première idée est facilement oubliée – en quelque sorte, noyée – par les exigences ultérieures à laquelle notre attention est soumise.

Lorsque les compositeurs veulent vraiment que les connexions distantes soient remarquées, ils doivent les présenter d’une manière particulièrement frappante. Pensez au point d’orgue dramatique à la fin de ce passage de l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven (Ex. 4).

Le sol aigu, soutenu aux violons, est impossible à ignorer ; il exige notre attention : il sonne presque comme une erreur. Lorsque ce passage revient (Ex. 5), le point d’orgue conduit maintenant à un solo de hautbois qui crée une merveilleuse richesse émotionnelle, car celui-ci « explique » pourquoi l’anomalie précédente a tant attiré notre attention. Le projecteur créé par le point d’orgue attire notre attention sur un moment particulier, de sorte que lorsqu’il prend un tournant différent la deuxième fois, nous établissons facilement le lien. Il est clair que Beethoven veut que nous remarquions ce lien, puisqu’il a rendu ces deux instances si importantes.

La distance entre les tonalités pendant une modulation est un autre exemple des différents degrés de facilité cognitive. Dans la musique tonale, il existe une échelle bien établie de distance entre les tonalités : plus le changement de tonalité introduit d’accidents, plus la distance tonale est grande. Différentes modulations introduisent différentes quantités de nouvelles informations au cours d’une période donnée. Toutes choses étant égales par ailleurs, la modulation vers une tonalité étroitement liée est moins exigeante (menaçante) que le déplacement vers une tonalité éloignée. Les modulations à distance sont normalement plus « excitantes » que les modulations proches, car elles ont moins de notes en commun. La différence réside dans la quantité de « travail » mental requis de l’auditeur (c.-à-d. le degré de facilité ou d’effort cognitif).

Encore une fois, il s’agit ici de la relation entre la saillance et l’aisance cognitive. Divers degrés d’importance sont utiles aux compositeurs dans différentes situations. Parfois, le compositeur voudra rendre l’auditeur impatient d’en entendre plus ; à d’autres moments, la facilité (relative) peut créer un sentiment de résolution. Souvent, les compositeurs utilisent des gradations d’aisance cognitive pour permettre à la musique de respirer, et jouent avec la tension et la résolution. Notez, cependant, que ce type de tension reste dans des limites assez étroites : l’écoute d’un morceau de musique n’est normalement pas dangereuse, donc tout malaise produit n’est pas très menaçant.

NORMES, SURPRISES ET CAUSES

Comme Kahneman le souligne souvent, nous avons un très puissant désir de voir la réalité d’une manière cohérente : nous voulons que les événements soient reliés – pour acquérir un sens – afin de pouvoir nous sentir raisonnablement en sécurité dans notre environnement. Expliquer notre environnement est si important pour nous que nous recherchons automatiquement une telle cohérence, même lorsqu’aucune n’est prévue. Considérons les deux phrases suivantes :

« John était très fatigué. »
« Mary n’était pas chez elle. »

Bien que ces phrases n’aient pas été conçues pour faire partie d’une histoire cohérente, nous cherchons immédiatement, et sans effort particulier, un lien entre elles pour expliquer ce qui se passe. Dans la version suivante, le lien entre ces deux énoncés est beaucoup plus clair :

« John était très fatigué. Mary n’était pas chez elle. Sa déception ne fit qu’empirer. »

La phrase supplémentaire relie clairement les deux précédentes dans une structure narrative explicite. Il y a quelque chose de très satisfaisant et de rassurant quand on a l’impression d’avoir donné un sens au monde qui nous entoure ; on cherche tout le temps de telles « histoires »[28]. Notez encore une fois que cette recherche de cohérence narrative n’est pas une décision consciente ; elle se fait automatiquement, et très rapidement.

La cohérence narrative dépend de trois types importants d’observations connexes, que le Système 1 recherche toujours : les normes, les surprises et les causes. Tout cela fait partie d’un récit convaincant.

Les normes

« La fonction principale du Système 1 est de maintenir et de mettre à jour un modèle de votre monde personnel, qui représente ce qui est normal en lui. » [29]

L’une des tâches principales du Système 1 est d’évaluer la normalité. Des modèles cohérents et prévisibles deviennent facilement des normes. Une situation sans modèle perçu exige une vigilance constante : des risques peuvent survenir de façon inattendue à tout moment[30]. Notre recherche de modèles n’est pas une comparaison soigneusement pesée dans tous les détails, mais plutôt un jugement rapide du Système 1, tiré d’associations faciles, et souvent basée uniquement sur une similarité superficielle et/ou une contiguïté dans le temps. Ces observations nous amènent rapidement à des conclusions sur le moment où une situation donnée est « normale », et nous trouvons cela rassurant. Établir ce qui est normal nous permet aussi de porter notre attention ailleurs.

Kahneman qualifie certaines normes contextuelles d’« attentes passives », par exemple, le fait que dans un concert, lorsque la pièce se termine, les interprètes se lèvent et quittent la scène. Vous ne savez pas exactement quand cela se produira, mais c’est tout à fait normal dans cette situation. Il en va de même pour beaucoup d’autres événements normaux de notre vie, où le moment précis de ces événements n’est pas très important. Mais nous nous intéressons ici aux « attentes actives », créées spécifiquement au sein d’une pièce particulière[31]. Les aspects spécifiques d’une œuvre donnée créent des normes et nous amènent donc à nous attendre à un événement particulier (par exemple, la continuation d’un motif donné) à un moment précis. Ces attentes peuvent alors être entièrement ou partiellement confirmées ou contredites. Et c’est là que réside une bonne partie de l’effet de la musique.

Différentes normes sont établies rapidement au début d’une pièce. Il s’agit par exemple de l’instrument ou de la voix pour lesquels la pièce est écrite, du tempo, des idiomes harmoniques familiers (ou de leur absence), et ainsi de suite. Ces observations établissent rapidement le déroulement des choses dans le contexte musical, et nous nous attendons à ce que ces normes soient respectées. En musique, comme ailleurs, nos esprits n’aiment pas l’incohérence. Certaines normes sont d’ordre stylistico-culturel. Un auditeur occidental cultivé a des attentes cultivées qui datent d’avant l’œuvre individuelle, par exemple, le mot « symphonie » nous amène à nous attendre à un genre de musique différent du mot « toccate », par exemple. Et Mozart ne vous mènera pas dans la même direction musicale que Chostakovitch. Mais au-delà de ces grandes catégories communes, chaque pièce crée rapidement son propre univers, avec ses propres motifs spécifiques, permettant au compositeur de jouer avec les attentes basées sur ces motifs « normaux ».

La répétition nous aide à remarquer de tels schémas et à développer des attentes spécifiques à leur égard : elle conduit à la facilité cognitive. Par exemple, dans un court prélude, il n’y a généralement qu’un seul motif ou caractère, car les œuvres courtes demandent moins de variété. Une fois que nous avons été exposés à ce premier motif, il devient généralement la norme pour cette pièce, à laquelle les événements subséquents sont comparés. En d’autres termes, les débuts se transforment facilement en normes. De nombreux préludes de Bach, de Chopin et d’autres servent d’exemples[32]. Une fois que nous avons des normes, et donc des attentes, des surprises deviennent possibles.

Les surprises

« La capacité de surprise est un aspect essentiel de notre vie mentale, et la surprise elle-même est l’indication la plus sensible de la façon dont nous comprenons notre monde et ce que nous en attendons. »[33]

Les attentes, et la possibilité de les violer avec des surprises, sont fondamentales pour la plupart des musiques. Pour voir ces processus en action, examinons le début de la symphonie de Jupiter de Mozart (Ex. 6).

Mozart propose un motif percutant, répété deux fois, qui établit un fort axe tonique-dominante. Dans les mesures 3-4, un motif d’appoggiature douce – une surprise, pour l’instant – est ensuite répété trois fois de suite, apportant toutes les autres notes de la gamme et clarifiant la tonalité. Ces deux motifs sont ensuite transposés et répétés. Vient ensuite un troisième motif (m. 9), une sorte de fanfare, encore une fois quelque peu surprenante. Les contrastes entre ces trois motifs, engendrant deux surprises modérées d’affilée, nous amènent à nous attendre à une pièce assez substantielle, non seulement parce qu’il est peu probable qu’elle rassemble un orchestre pour une pièce qui ne dure qu’une minute ou deux, mais aussi parce qu’un tel ensemble de motifs bien définis, juxtaposés de façon spectaculaire et sans grande transition, semble poser une question : Quel est le lien entre ces personnages ? Que font-ils ici, à se confronter en un temps si court ? En remettant rapidement en question la « norme » mise en place par la première idée, Mozart a suscité le suspense et la curiosité sur l’orientation de la musique : il y a le sentiment d’avoir besoin de plus de temps pour explorer. Et en effet, ce genre de questionnement narratif pose un défi à l’auditeur, et c’est une merveilleuse façon de commencer un morceau de musique[34].

Un autre exemple courant de surprise est le contraste des dynamiques[35]. Des progressions dynamiques simples – crescendos et diminuendos – établissent des normes claires, quoique temporaires. Un crescendo régulier dans l’orchestre suggère une intensification coordonnée. Un decrescendo suggère une perte d’énergie. Une fois qu’on ajoute l’élément de surprise, il y a des possibilités plus sophistiquées. Un crescendo menant à un piano subito est ressenti comme une interruption, tout comme son contraire (c’est-à-dire un decrescendo menant à un forte soudain). Sur le plan de la forme musicale, ces deux derniers modèles se comportent comme des cadences évitées : qui surprennent l’auditeur et créent ainsi du suspense. De telles interruptions – une sorte de surprise – sont très couramment utilisées dans la forme musicale : elles laissent quelque chose d’incomplet, et invitent l’auditeur à rester attentif.

Les motifs dynamiques peuvent confirmer les relations de hauteur (par exemple, l’harmonie devient de plus en plus dissonante pendant un crescendo) ou les contredire (par exemple, elle devient de plus en plus consonante pendant un crescendo). De tels motifs complexes dans plus d’une dimension de la musique peuvent fournir de nombreux niveaux de ponctuation utiles, tout comme les diverses formes de cadence ouverte du répertoire classique. Ils élargissent considérablement les ressources expressives du compositeur. La surprise et la continuité prévisible dépendent l’une de l’autre. Des surprises extrêmes (par exemple, un chimpanzé qui apparaît et verse de la peinture jaune dans le piano pendant un concert) brisent complètement le cadre musical. A part de très rares effets comiques, ce genre de surprise exagérée n’a aucun intérêt musical. Les attentes créées au sein de la pièce elle-même, cependant, qui à leur tour rendent possibles les surprises, sont presque toujours intentionnelles. Par exemple, imaginez une séquence ascendante : une fois le motif installé, vous n’êtes pas surpris s’il continue, et vous n’êtes pas surpris non plus par au moins un certain degré de changement, car une longue progression linéaire devient rapidement ennuyeuse. On pourrait objecter que la surprise ne peut, par définition, être prévue. Mais la musique, en tant qu’art temporel, suggère souvent qu’un événement spécifique arrivera – nous ne savons tout simplement pas quand : la surprise dans de tels cas est dans le timing. Ou inversement, nous pouvons remarquer une tendance dans la répartition temporelle, mais nous ne savons pas exactement ce qui va se passer.

Les anomalies (c.-à-d. les surprises dans le motif musical) forment une catégorie importante d’événements dans la trajectoire globale d’une pièce. Une anomalie attire l’attention sur elle-même, et nous cherchons automatiquement une explication. Dans la grande majorité des cas, l’anomalie sera en quelque sorte « expliquée » par des événements successifs, comme dans l’exemple de la Cinquième Symphonie de Beethoven évoqué précédemment. De telles anomalies sont un excellent moyen de susciter l’intérêt : encore une fois, elles interpellent l’auditeur.

Les causes

« Trouver de tels liens de causalité fait partie de la compréhension d’une histoire et est un fonctionnement automatique du Système 1. » [36]

Les défis lancés à l’auditeur attirent l’attention et incitent à rechercher les causes : pourquoi cela se produit-il en ce moment ? La recherche des causes est une fonction mentale importante. D’un point de vue évolutif, nous devons savoir rapidement si certaines combinaisons d’événements impliquent un danger. Nous recherchons des preuves d’intention et/ou de causalité afin de distinguer les bruits aléatoires et accidentels des sons structurés, et aussi pour distinguer les motifs sûrs des motifs dangereux. Nous nous sentons bien quand nous trouvons des causes plausibles. Il vaut beaucoup mieux se ranger du côté du danger, là où il n’y en a pas. C’est probablement la raison pour laquelle notre recherche de motifs est si rapide, si automatique, et en dehors du contrôle conscient, du moins au début.

Bien que la musique ne soit normalement pas dangereuse pour notre survie, les heuristiques que Kahneman décrit dans ce chapitre s’appliquent toujours à l’expérience musicale. Lorsque le cerveau détecte deux ou trois aspects de la musique qui coïncident, il semble y avoir une forte présomption d’intention, et parfois même de causalité.

Par exemple, lorsqu’un événement percussif quelconque coïncide avec le début d’autre chose (par exemple, une mélodie, un rythme), on peut avoir l’impression que l’événement percussif cause l’autre. Voici une situation typique : si, dans une phrase douce pour hautbois, la première note est accompagnée d’un accord à la harpe, on a le sentiment que la phrase pour hautbois est « déclenchée » par la harpe, même si les harpes ne déclenchent en aucun cas automatiquement des hautbois[37]. Cela nous amène à ce que j’appelle le « principe de coordination ». Une bonne façon pour le compositeur de rendre la musique non aléatoire et intentionnelle consiste simplement à coordonner deux ou plusieurs événements, de préférence de la même source perçue. Dans beaucoup de musique classique, c’est presque trivialement évident. Par exemple, lorsqu’un accord est joué simultanément par l’ensemble de l’orchestre, il est presque impossible de ne pas en déduire une intention commune. Pour la logique primitive du Système 1, la simultanéité semble égale à l’intention[38]. Bien sûr, des événements non coordonnés peuvent aussi susciter de l’intérêt, mais à un certain point, l’absence de coordination amènera l’auditeur à conclure que les stimuli sont aléatoires.

Certains compositeurs récents évitent intentionnellement la simultanéité et la coordination. Le manque de coordination explique peut-être pourquoi leur musique n’est pas acceptée par la population. Kahneman souligne que l’aisance cognitive fait du bien et que la tension cognitive est désagréable, surtout lorsque la tension cognitive est prolongée. Lorsque nous sommes distraits en essayant de comprendre ce qui cause le stress cognitif, nous avons tendance à avoir besoin du Système 2. Mais comme nous l’avons vu, le Système 2 n’est pas très utile en temps réel. À tout le moins, nos déductions rapides sur l’intentionnalité ou la causalité servent à attirer notre attention, car elles suggèrent fortement qu’une tendance que nous avons remarquée est significative. En ce sens, la recherche de causes est un processus fondamental (et involontaire) qui peut être exploité par les compositeurs pour rendre leur musique inévitable et plus puissante.

LA VIE COMME HISTOIRE

« C’est la cohérence de l’information qui compte pour une bonne histoire, pas son exhaustivité. » [39]

« Une histoire raconte des événements importants et des moments mémorables, pas le temps qui passe. La négligence de la durée est normale dans une histoire et la fin définit souvent son caractère. Les mêmes caractéristiques essentielles apparaissent dans les règles de la narration et dans les souvenirs de coloscopies, de vacances et de films. » [40]

Comme nous l’avons vu, le Système 1 recherche pour notre vécu des associations, des normes et des causes faciles. Sans effort, nous intégrons ces observations dans un récit, car il est très rassurant d’interpréter les événements de façon cohérente. Il est également plus facile de se souvenir d’un récit que d’événements aléatoires et isolés. Kahneman souligne que la mémoire ne stocke pas les événements, au moment présent, comme une transcription littérale du moment présent, mais plutôt les faits saillants de l’expérience. La mémoire est stockée comme une histoire convaincante, plutôt que comme une simple liste chronologique de détails. Les aspects les plus importants de ce qui est stocké suivent ce que Kahneman appelle le principe du « peak-end » : dans la mémoire, on accorde beaucoup plus d’importance aux moments culminants survenant en fin de course qu’à la durée réelle du moment vécu en temps réel[41].

Quel est le rapport avec la musique ? Comme Kahneman le souligne ci-dessus, les façons dont nous interprétons et dont nous nous souvenons d’événements aussi variés que les coloscopies, les vacances et les films, suivent tous les mêmes principes généraux. Je propose ici qu’elles s’appliquent également à la musique. Toutes ces expériences se déroulent dans un laps de temps bien circonscrit. L’expérience globale n’est pas le fruit du hasard : elle a un début clairement défini, une évolution cohérente, qui maintient notre intérêt à travers divers événements, et une fin concluante. Les événements sont ainsi reliés les uns aux autres en tant que récit. Le cadre temporel du travail sépare l’expérience du flux et du reflux de notre vie quotidienne et concentre notre attention sur les relations saillantes de la période en question. Une expérience complète de ce genre est ressentie comme un tout narratif. Bien sûr, la notion d’histoire en musique – en dehors du cas évident de la musique à programme – doit être formulée en termes musicaux. Je ne dis pas que toute musique est programmatique, et certainement pas dans le sens de décrire une séquence spécifique d’événements, identique pour tous. Tout ce que je propose ici, c’est qu’un type de cohérence extrêmement commun dans la musique agit, dans l’ensemble, comme une sorte de cadre narratif. Un début SUSCITE-ATTIRE NOTRE ATTENTION engage notre intérêt, et des idées cohérentes se développent de manière compréhensible, en passant par divers points saillants et contrastes tout en maintenant au moins un certain suspense jusqu’à la fin, où la conclusion propose une résolution. C’est comme si la musique nous emmenait dans un voyage émotif, où les détails de ce que nous imaginons dépendent de nous. Le fait que la musique, comme une histoire réelle, permet tant de niveaux et de degrés de ponctuation et de suspense rend possible le recours à des structures extrêmement riches.

Il est possible de combiner n’importe quel degré de contraste dans un aspect de la musique avec n’importe quel degré de familiarité, ou de méconnaissance, dans un autre. La structure narrative qui en résulte peut être riche et raffinée, un peu comme une histoire avec plusieurs sous-intrigues et thèmes interdépendants. Et en effet, beaucoup de musique dans la tradition occidentale présente de telles combinaisons de familiarité et de nouveauté, créant continuellement des attentes et jouant ensuite avec elles. C’est exactement comme ça qu’une bonne histoire fonctionne. Il se passe quelque chose d’intéressant, les conséquences sont explorées au cours de diverses « aventures », puis il y a une résolution finale. La sarabande de la Suite française en si mineur de Bach (Ex. 7) montre comment fonctionnent ces récits.

Examinons les détails de cette « histoire » musicale. Le début établit la pulsation, la tonalité, le registre et le timbre (clavecin) comme normes. Le motif d’ouverture, avec sa suspension sur le troisième temps, crée une légère surprise, et un suspense. Dans la deuxième mesure, le même motif est inversé et varié par l’ajout de doubles croches, ce qui augmente l’élan. La troisième mesure ajoute d’autres syncopes de doubles croches, à mesure que la basse descend pas à pas vers la quatrième mesure. Ici, le rythme ralentit jusqu’aux croches, sur un accord de dominante, mais la septième soutenue dans la partie supérieure aide à maintenir le suspense. Cette première cadence n’est donc clairement pas définitive. A partir de la m. 5, les valeurs de notes reviennent à des doubles-croches (maintenant continues), et le rythme harmonique est un peu plus rapide dans l’ensemble jusqu’au point culminant de la m. 7, qui à son tour contient le rythme harmonique le plus rapide jusqu’ici. La ligne de la main droite augmente progressivement à partir des mm. 5–7. Il y a aussi plus de dissonances attaquées ensemble dans ces barres qu’aux mm. 1–4. La mesure 7 a la ligne la plus dentelée, avec plusieurs grands sauts, couvrant presque deux octaves : ce sont les changements de registre les plus rapides et les plus spectaculaires jusqu’à ce point. Tout cela constitue un point culminant assez puissant, car il n’y a pas grand-chose à retenir, du moins dans le contexte de cette pièce[42]. Le point culminant à la m.7 est suivi d’une cadence dans le médium : le contour tombe nettement, le registre grave apparaît pour la première fois, et presque toutes les notes non harmoniques sont éliminées. L’harmonie dure toute la mesure. Cette cadence est donc plus concluante que celle de la m. 4, mais elle n’est pas dans la tonalité d’origine, et reste donc quelque peu ouverte.

En résumé : un schéma intrigant est présenté, il se développe et s’intensifie à travers des hauts et des bas divers, pour arriver finalement à un moment de stabilité (relative). Ce type de construction quasi-narrative apparaît dans un nombre immense de pièces du répertoire musical classique.

CONCLUSION

Nous avons vu ici comment quelques notions générales sur la façon dont le cerveau évolué fait son travail conduisent à des idées stimulantes sur la meilleure façon dont un compositeur peut communiquer avec ses auditeurs. Ce n’est qu’en respectant nos limites et nos capacités mentales normales qu’un compositeur peut espérer communiquer de façon significative et efficace. Le modèle de Kahneman à deux moi, le Système 1 et le Système 2, s’avère utile ici. Compte tenu des contraintes qui pèsent sur le Système 2, en particulier en temps réel, je propose d’accorder plus d’attention au fonctionnement du Système 1 en essayant de comprendre nos expériences musicales primaires les plus fondamentales. La machine associative, la facilité cognitive, les normes, les surprises et les causes, et finalement notre préférence enracinée pour comprendre la réalité comme un récit, ont toutes des implications directes pour les compositeurs. Puisque les heuristiques mentionnées dans Kahneman semblent innées, et non modifiables par un acte de volonté, la connaissance des faits les concernant peut également être utile aux théoriciens. Sa compréhension du fonctionnement de l’esprit nous éclaire sur la façon dont la musique exerce sa magie sur nous.

REMERCIEMENTS

Matthew Lane et Mitch Burke ont tous deux fait de nombreuses suggestions détaillées et constructives, que j’apprécie beaucoup. Andrew Schartmann a eu la gentillesse de faire une grande partie de la recherche scientifique qui se cache derrière les citations de la littérature ; ses commentaires détaillés ont été extrêmement utiles lors d’une révision en profondeur de cet article.

Les propos encourageants de Sylvain Caron ont été très appréciés. Comme d’habitude, mon ami Charles Lafleur a eu beaucoup de commentaires et de suggestions pénétrants, et cet article aurait été beaucoup moins qu’il ne l’est, sans nos discussions quotidiennes de grande envergure.

Je vous remercie tous. Bien sûr, tous les manquements qui restent sont les miens.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Meyer soutient que le contenu émotionnel de la musique découle principalement de la manipulation par le compositeur des attentes de l’auditeur. Leonard B. Meyer, Emotion and Meaning in Music (Chicago: University of Chicago Press, 1956).

[2] David Huron, Sweet Anticipation: Music and the Psychology of Expectation (Cambridge, MA: MIT Press, 2006).

[3] Un certain nombre d’auteurs ont intégré la psychologie cognitive dans l’enseignement de la théorie musicale, ce qui a des implications pour la composition, mais personne ne s’est concentré exclusivement sur la composition dans cette perspective. Par exemple, le conseil de Paula Telesco (2013) de tenir compte des limites de la mémoire de travail dans l’enseignement des compétences auditives a des applications compositionnelles, dont beaucoup sont examinées ici. Voir aussi Elizabeth West Marvin, Research on Tonal Perception and Memory: What Implication for Music Theory and Pedagogy? Journal of Music Theory Pedagogy 9 (1995), 31–70.

[4] Fred Lerdahl, “Cognitive Constraints on Compositional Systems,” Contemporary Music Review 6, no. 2 (1992), 97–121.

[5] Bien que cet article mette les contraintes cognitives au premier plan, il ne cherche pas à minimiser l’importance de l’expérience et de l’acculturation dans la composition et l’écoute. Comme l’écrivent Lerdahl et Jackendoff (1983, 3), « un auditeur qui n’est pas suffisamment exposé à un idiome ne sera pas capable d’organiser de manière riche les sons qu’il perçoit. Cependant, une fois qu’il se sera familiarisé avec l’idiome, le type d’organisation qu’il attribuera à une pièce donnée ne sera pas arbitraire, mais sera fortement limité de certaines façons. »

[6] Les idées sur lesquelles s’appuie cet article sont exposées dans le livre de Daniel Kahneman, Thinking, Fast and Slow (New York: Farra, Straus and Giroux, 2011).

[7] Un certain nombre de théories sont mises de l’avant dans The Origins of Music, eds. Nils L. Wallin, Björn Merker, and Steven Brown (Cambridge, MA: MIT Press, 2000), 269–480.

[8] Par exemple, Albert Bregman, Auditory Scene Analysis (Cambridge, MA: The MIT Press, 1999).

[9] Cela soulève la question des univers musicaux – une idée qui a été critiquée pour promouvoir le déterminisme biologique et minimiser l’importance de l’acculturation. Mon but ici est de suggérer comment la recherche sur la perception humaine pourrait éclairer les choix musicaux d’un compositeur, et non de défendre (ou de nier) de tels universaux. Pour en savoir plus sur la nature provisoire des universaux musicaux, voir Bruno Nettl, “An Ethnomusicologist Contemplates Universals in Musical Sound and Musical Culture,” in The Origins of Music, eds. Nils L. Wallin, Björn Merker, and Steven Brown (Cambridge, MA: The MIT Press, 2000), 463–72.

[10] David Huron (2007, 13) mentionne également l’existence de systèmes rapides et lents. Son système « rapide » (analogue au système 1 de Kahneman) fonctionne très rapidement et tire des conclusions plutôt primitives, qui ne sont pas rigoureusement logiques. Ces réactions peuvent éventuellement être modifiées ou améliorées par une pensée plus délibérée et consciente, mais seulement après coup.

[11] Kahneman, 31.

[12] Et la puissante réponse/réaction du système 1 aura lieu dans tous les cas.

[13] Lawrence Zbikowski (2002) explore comment le sens qu’une pièce donnée a pour nous peut changer avec le temps. À titre d’exemple, il parle de la première et de la dernière audition de la sonate de Vinteuil de Proust.

[14] Bregman (1999) discute des divers indices que nous utilisons pour donner un sens à une « scène » auditive. Pour un résumé de ses conclusions, voir p. 641ff.

[15] Kahneman, 58.

[16] Ibid., ch. 7.

[17] Ibid., 85.

[18] Il y a le cas particulier de la musique qui inclut des citations directes d’autres œuvres ou de la nature, mais il est peu probable que cela en soi permette une expérience musicale satisfaisante, si les éléments déjà mentionnés (début, développement, fin) ne sont pas présents.

[19] Kahneman, 62.

[20] Voir Huron, 133, sur les effets de la répétition – ce qu’on appelle l’ « effet d’exposition ».

[21] Robert B. Snyder (2002, 222) note que la plupart des auditeurs s’entendent sur ce qui est le plus saillant, ce qui suggère que c’est probablement une fonction de la façon dont notre cerveau fonctionne.

[22] Encore une fois, il ne s’agit pas de nier que la perception peut changer à la suite de multiples auditionw : de toute évidence, à mesure que l’auditeur se familiarise avec le travail, sa perspective change. Mais la première audition est cruciale : si l’auditeur n’est pas suffisamment engagé lors de la première audition, il est peu probable qu’il consente à une deuxième écoute.

[23] Paul B. Mast, “Brahms Study, Octaven u. Quinten u. A., with Schenker’s Commentary Translated,” Music Forum 5 (1980), 1–141.

[24] Edward Aldwell and Carl Schachter (2003, 76–77) présentent une discussion assez nuancée sur les quintes cachées, en avertissant les élèves d’être attentifs aux effets du contexte sur la saillance. Leur traitement des parallèles, cependant, ne mentionne pas plusieurs paramètres musicaux clés.

[25] Voir P.N. Juslin and J. Sloboda, Music and Emotion (New York: Oxford University Press. 2001), 235ff.

[26] Cela peut sembler évident tant qu’on n’a pas enseigné à quelques étudiants en composition. Étant donné que, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’éducation musicale ignore pratiquement tous les aspects de la musique autres que la hauteur (et parfois le rythme, mais surtout en ce qui concerne les motifs), cela n’est pas étonnant.

[27] Huron (2006, 22) souligne que lorsque le « danger » se résout très vite, le sentiment est nettement plus agréable, en raison du contraste entre le doute momentané et la satisfaction de la résolution.

[28] Une discussion fascinante de ce phénomène dans la littérature peut être trouvée dans Brian Boyd, The Origin of Stories (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2009).

[29] Kahneman, 71.

[30] Bien sûr, de nouveaux dangers peuvent survenir même lorsque nous avons déjà remarqué des tendances, mais l’important ici, c’est notre confort accru lorsque nous avons le sentiment d’avoir compris la situation.

[31] Pour une discussion détaillée sur les attentes actives, voir Kahneman, 72, and Huron, 2007, passim.

[32] Le Prélude en do dièse mineur de Chopin peut sembler être une exception, mais bien qu’il commence avec une paire de motifs contrastés, ceux-ci sont répétés plusieurs fois en alternance, avec une variété harmonique douce, plutôt que de mener vers un nouveau terrain. Même lorsqu’il semble y avoir quelques autres idées, comme dans Visions Fugitives de Prokofiev, No. 3, le degré de nouveauté/contraste reste relativement faible, les idées seront soigneusement préparées par des éléments communs, un guidage vocal fluide, etc. et le compositeur reviendra généralement avant longtemps à l’idée précédente, d’une manière très saillante.

[33] Kahneman, 71–72. Pour en savoir plus sur les surprises en musique, voir Huron, 19–40, 269ff.

[34] Certains auditeurs ne seront peut-être pas surpris par ces trois motifs, mais si nous essayons plutôt de répéter le premier motif plusieurs fois de suite, il est évident que Mozart nous a donné plus que le minimum de nouveauté nécessaire pour maintenir notre intérêt. Les contrastes frappants de la version de Mozart attirent notre attention.

[35] In “Crescendo, Decrescendo, Diminuendo Asymmetries in Beethoven’s Piano Sonatas,” Music Perception 7, no. 4 (1990), 395–402, David Huron trouve que, dans l’ensemble, les crescendos sont plus fréquents et plus longs que les diminuendos. Ceci est lié à notre discussion : les diminuendos donnent un sentiment de perte d’énergie, ce qui peut donner l’impression qu’une pièce touche à sa fin. Avoir plus de crescendos que de diminuendos sonne intuitivement juste, surtout quand on pense à la qualité énergétique d’une si grande partie de la musique de Beethoven.

[36] Kahneman, 75.

[37] Comme Kahneman (ibid., 77) le note : « L’importance des intuitions causales est un thème récurrent dans ce livre, parce que les gens sont enclins à appliquer la pensée causale de manière inappropriée. »

[38] Bregman (1999) discute en profondeur de la façon dont notre esprit sépare les stimuli auditifs en différents plans de sons perçus.

[39] Kahneman, 87.

[40] Ibid., 387.

[41] Ibid., 386ff.

[42] Quelque chose d’extrêmement inhabituel, comme l’ajout de trombones à la m. 7, le rendrait encore plus frappant, mais dans le contexte d’une œuvre pour clavecin seul, le résultat sonnerait comme une coïncidence fortuite ou une blague musicale.