Entrevue

par Benoît Dorion

(Cette entrevue était publiée au printemps 1997, lors de la création de la Sonate pour Guitare d’Alan Belkin, oeuvre commandée par la Société de Guitare de Montréal.)

Vous avez débuté vos études musicales à 7 ans avec le piano et par la suite vers l’âge de 21 ans vous vous êtes intéressé à l’orgue à traction mécanique. Qu’est-ce qui vous a attiré vers l’orgue?

Le goût de jouer la musique de Bach à l’orgue. Tout d’abord, j’ai été formé comme pianiste. J’était très motivé et j’ai fait un ”concert début” vers l’âge de 18 ans à l’Hôtel Ritz-Carlton. Par un concours de circonstances, un ami a insisté pour que j’aille voir le premier orgue à traction mécanique fabriqué par Casavant. Je ne connaissais pas ce type d’orgue, et mes seules connaissances de l’orgue se résumaient à l’audition de disques d’orgue romantique, ce qui ne me plaisait guère. J’ai donc fait l’essai de cet orgue Casavant, séduit par sa beauté, sa clarté sonore et par la perspective d’y jouer du Bach. Par la suite, j’ai suivi des cours avec Dom André Laberge et Bernard Lagacé.

Est-ce que la pratique de l’orgue vous a amené à improviser?

Non, j’improvisais avant cela. Ayant débuté très jeune l’étude du piano, j’ai pris l’habitude d’explorer, d’improviser au clavier. Aujourd’hui, j’utilise l’improvisation comme une source d’idées pour la composition. Ce n’est pas toujours évident d’obtenir une idée instantanément, alors l’improvisation me donne la possibilité d’accumuler une banque d’idées, en notant aussitôt dans un cahier à proximité les passages intéressants. Quand j’ai débuté la composition à l’ordinateur et au séquenceur vers 1986-87, c’était une chose relativement nouvelle et j’ai utilisé l’improvisation en couches superposées pour ma pièce électroacoustique Adagio II que j’apprécie beaucoup. L’ordinateur et le séquenceur m’offraient la possibilité d’écouter chaque improvisation, de les superposer, de corriger, de peaufiner couche par couche les détails et les passages moins convaincants, pour résulter en une pièce achevée, contrairement à l’improvisation habituelle qui contient généralement des moments d’inégale qualité. Tout cela est dû au fait que j’ai commencé à jouer très jeune du piano, le clavier m’est famillier et je fais partie des compositeurs qui composent souvent au clavier.

Quels sont les compositeurs et les oeuvres qui vous ont stimulé à faire de la musique?

Vers l’âge de 8 ou 9 ans j’ai commencé à composer, musicalement mon intérêt principal était le répertoire du piano et plus spécifiquement les concertos de Beethoven, Grieg, Tchaïkovski et de Schumann. Ces oeuvres m’ont marqué suffisamment pour que j’aie envie d’écrire à l’âge de 12 ans trois concertos qui s’en inspiraient largement. Cependant, à cette époque, je n’avais aucun métier de composition, je me retrouvais souvent avec des idées sans savoir comment les développer et les élaborer. C’est à 17 ans que j’ai pu parfaire mes connaissances de techniques d’écriture avec l’enseignement de Marvin Duchow, ce qui m’a permis de recommencer à composer vers l’âge de 20 ans avec plus d’outils et de savoir-faire. À ce moment, j’ai découvert la musique de Berg et de Mahler qui m’a beaucoup plu et influencé. Et en troisième lieu, lors de mes études de doctorat à Juilliard, mon professeur David Diamond m’a fait connaître l’école américaine des symphonistes, ce qui reflétait davantage mes goûts parce que l’écriture de symphonies m’apparaissait naturelle et pertinente. Bien qu’il y ait beaucoup de musiques que j’aime, les musiques qui m’influencent, ou m’ont influencé sont surtout celles des symphonistes au XXe siècle dans une lignée très spécifique comme celle de Sibelius et Nielsen.

Vous êtiez directeur artistique et membre fondateur de la ”Composer’s Concert Society”. En quoi consistait cette société et qu’en retirez-vous?

L’idée de départ était simplement de former un petit groupe de compositeurs pour avoir la possibilité de faire jouer nos oeuvres. Pendant 3 ans, nous avons présenté 2 à 3 concerts par année dont quelques-uns étaient radiodiffusés. C’est une initiative qui a bien fonctionné et qui nous permettait de promouvoir nos oeuvres, d’organiser des concerts qui individuellement auraient été difficiles à réaliser. Par contre, nous n’étions pas assez nombreux et le travail était toujours fait par les mêmes personnes, mais j’en retiens de bons souvenirs, c’est une bonne idée et l’expérience a été profitable.

Vous avez obtenu un doctorat en composition de la Juilliard School of music de New-York. Est-ce que vos professeurs David Diamond et Elliott Carter ont eu un impact sur votre façon d’écrire et à quel niveau?

Bien sûr, premièrement juste le fait de pouvoir être accepté à Juilliard, une école très sélective et de côtoyer un niveau de professionnalisme très élévé, des professeurs d’une grande envergure, comblait mes attentes. Quand j’étais étudiant, ce que je désirais avant tout c’était d’avoir un professeur qui pouvait me donner du métier, de la finesse. J’avais réalisé très jeune que sans ces éléments quel que soit le talent, on reste un amateur. Étant donné ma grande passion pour l’orchestre, j’était ravi de savoir qu’à Juilliard il y avait cinq orchestres disponibles pour lire notre musique et à cette époque la simulation par ordinateur n’existait pas, c’était d’autant plus difficile d’entendre ce qu’on écrivait. Donc la possibilité d’être joué par un bon orchestre, d’avoir des professeurs compétents et très exigeants qui valorisaient beaucoup un métier d’extrême finesse, c’est ce qui m’a plu de Juilliard.

Quel est votre type d’auditeur préféré?

Quelqu’un qui aime la musique, la nouvelle musique, sans parti pris, sans préjugés stylistiques. Celui qui va au concert avec une certaine ouverture d’esprit, pour y vivre une expérience musicale, qui dans le cas de mes oeuvres s’inscrit en continuité avec la tradition musicale. Je voudrais que ma musique exprime quelque chose de personnel et que les gens fassent le lien avec cette tradition en l’écoutant. D’ailleurs, je préfère que mes pièces soient présentées dans un programme incluant des pièces de compositeurs déjà connus, et non pas uniquement avec de la musique contemporaine.

En composant, quelles impressions voulez-vous communiquer avec vos auditeurs?

Sûrement avoir un impact émotionnel. Quand j’écris, j’en mets le plus possible. Aussi, j’aime bien qu’on reconnaisse la facture de mes pièces, mais la chose la plus agréable qu’on puisse me dire à leurs propos c’est qu’elles sont belles et émouvantes.

Vous êtes l’auteur de six symphonies, qu’est-ce qui vous plaît dans l’écriture pour orchestre?

Évidemment, l’immense couleur, l’envergure, le fait de pouvoir aller dans les extrêmes: l’extrême douceur, l’extrême force et aussi, c’est émouvant de voir une centaine de personnes travailler ensemble, tous orientés vers le même but: la création. Dans un passage avec un grand élan, un grand crescendo, l’orchestre atteint une force qu’on ne peut avoir avec un individu. Il se prête à l’écriture de grandes formes et pour moi, écrire des pièces d’envergure pour orchestre représente un grand défi parce qu’au niveau intellectuel et émotionnel c’est ce qui m’épanouit le plus.

Votre musique est souvent riche d’idées, contient beaucoup de changements, de contrastes, de textures. Comment faites-vous pour la rendre cohérente?

C’est un point important qui souvent est mal compris. Nous parlons ici de la réunion de deux idées: unité et mouvement. Pour moi, la musique c’est du mouvement en son. Et pour mettre les sons en mouvement, (je le dois à l’enseignement de Carter), la première exigence est qu’il faut faire en sorte qu’une idée coule à la suivante. L’art de faire cette cohérence est reliée aux transitions et aux liens, et il y a toute une technique et un savoir-faire pour mettre ces choses ensemble, on en revient aux racines du mot composer: componere , mettre ensemble. Parfois certaines musiques contiennent de bonnes idées mais l’enchaînement de ces idées n’est pas satisfaisant. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, et en ce moment, je suis en train d’écrire un livre sur le métier de la composition, dont une partie importante sera consacrée à ce que j’appelle le sens de la forme, qui demeure à mon avis la chose la plus difficile à acquérir dans le métier de compositeur.

Quels éléments faut-il retrouver dans une oeuvre pour que vous la trouviez réussie?

Avant tout, que l’écriture soit fine. Et la finesse, c’est que tous les détails s’intègrent dans l’intention expressive de façon cohérente. Par exemple, si le caractère du passage se veut fort et noble et les instruments de l’orchestre sont utilisés dans leurs registres les plus ternes, inévitablement le caractère de ce passage ne sera pas fort et noble. Aussi, je préfère une pièce qui me fait traverser un voyage émotionel plus large, une gamme d’émotions variées. En d’autres mots, une pièce doit amener l’auditeur vers un voyage intérieur émotionnel, et ce parcours est fait de déviations de routes, d’endroits intéressants, d’endroits qui semblent inéluctables sans pour autant être prévisibles.

Que visez-vous en enseignant la composition?

La chose la plus importante qu’un professeur puisse donner à un étudiant c’est lui donner la conscience des exigences à s’imposer. On ne peut lui donner un style, un langage, mais on peut lui indiquer comment s’imposer des exigences.

La participation des élèves est partie intégrante dans vos cours. Alors, comment faire pour rendre plus efficaces les cours de groupe en écriture?

Facile! Avec des questions! Si il y a une chose à laquelle je crois dans l’enseignement, c’est la plus ancienne méthode, celle de Socrate: enseigner par des questions et non par des réponses. Il existe un genre de professeur qui donne une belle conférence, qui parle sans arrêt durant deux heures, jusqu’à ce que les étudiants s’endorment… Alors, l’idée n’est pas d’avoir un professeur actif et des étudiants passifs mais qu’ils soient également actifs. Et il n’y a rien de mieux pour stimuler la curiosité d’un étudiant que de lui poser des questions. Il faut éviter de donner les réponses avant de s’assurer d’avoir créer un interêt pour les questions. Autrement dit, il faudrait que l’étudiant ait senti le besoin d’une réponse avant de la lui donner. Il y a une analogie à faire entre l’enseignement et la composition: le premier besoin du compositeur pour débuter une pièce c’est d’intéresser aussitôt l’auditeur par un geste qui pique sa curiosité. Il y a un rythme qu’il faut suivre, créer un suspense, un questionnement avant de se lancer dans les réponses.

Quels ont été vos premiers contacts avec la guitare?

Il y a une dizaine d’années, Peter McCutcheon avait manifesté l’intérêt de me commander une oeuvre pour guitare seule. Nous avons travaillé en collaboration sur l’écriture de la pièce ”Voices”. Il m’a aussi prêté quelques disques de guitare pour me faire découvrir d’autres idées, d’autre répertoire, que celui de la tradition espagnole, dont la pièce Nocturnal de Benjamin Britten.

Vous vous définissez comme un symphoniste; comment faites-vous pour trouver votre compte en écrivant pour la guitare un instrument intimiste? Sentez-vous une liberté d’expression en le faisant?

Je me définis comme un symphoniste, mais je n’écris pas uniquement des symphonies, j’écris aussi de la musique de chambre et des pièces pour instruments seuls. Avoir le libre accès d’un orchestre, j’écrirais plus souvent des symphonies que des pièces pour un ou deux instruments. Cela dit, j’aime relever le défi de donner à mon écriture une envergure d’une autre façon, avec des moyens plus limités, où il faut se mettre à l’échelle de ce qu’on veut faire.

Comment décrivez-vous votre Sonate pour guitare commandée par la S.G.M.?

Étant donné que ma première pièce pour guitare ”Voices” est lyrique et impressionniste, j’ai voulu avec l’écriture de la Sonate prendre une autre direction. Lui donner une certaine ampleur, un aspect sérieux, un caractère extraverti où les oppositions dramatiques sont valorisées. Ce n’est pas une sonate de facture classique, mais elle respecte son principe fondamental, soit la mise en opposition d’idées contrastantes qui évoluent ensemble. À l’image du roman, il y a divers personnages qui ont une certaine interaction se déployant dans différentes situations. Et la connaissance de ces personnages se fait à travers les réactions de chacun par rapport à l’autre. C’est une sonate à trois thèmes contrastants, développés et par la suite récapitulés avec des caractères et un sens différent que celui présenté lors de l’exposition. Je la qualifierais de pièce énergique, dans laquelle on retrouve entre autres de l’élan, un aspect dramatique et de toccate.

Quelles sont les qualités requises et quels sont les points importants à respecter pour la jouer?

Idéalement, ce que je vise dans l’interprétation de ma pièce, c’est qu’elle soit non seulement bien jouée techniquement, mais aussi qu’elle soit communicative et pour ce faire, le mot clé est: caractère! Il faut que les contrastes des caractères soient bien mis en valeur, que les différents passages aient leurs propres caractères, que l’élan de la pièce soit respecté, il faut y retrouver de l’énergie et du feu!

Quels sont vos futures compositions?

Une symphonie déjà en cours et un quatuor à cordes font partie de mes prochains projets.