Principes généraux d’harmonie – Les principes de mouvement, d’intérêt et de variété

L’ACCENT HARMONIQUE : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

A l’évidence, une œuvre dont la seule vertu serait la cohérence distillerait l’ennui. Pour tisser, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une trame permettant de maintenir l’attention de l’auditeur à travers toute la pièce, il faut doser la continuité et le contraste. Le degré de contraste requis dépend, en général, de la longueur de la pièce : plus la pièce est longue, plus elle requiert de nouveauté. En variant le contour de la musique, on lui permet de respirer davantage, ce qui crée des sensations organiques de tension et de détente.

Renouveler l’intérêt se fait à toutes les échelles de la structure. Il faut donc prévoir constamment de la nouveauté en s’éloignant des normes précédemment installées. La nouveauté crée des questionnements et propulse vers l’avant : elle attire l’attention de l’auditeur pour ensuite le confronter à ses attentes.

De façon générale, ces questionnements, ou accents, peuvent prendre, isolées ou combinées les formes suivantes :

  • la tension rythmique
  • un changement de niveau de tension harmonique (l’équivalent des dissonances en contexte classique)
  • une variation dans la densité de la texture
  • un changement de registre
  • un ou des nouveau(x) timbre(s)

COMMENT CRÉER DES ÉLANS ET RENOUVELER L’INTÉRÊT DANS LES DIFFÉRENTS NIVEAUX STRUCTURELS

Localement

A un niveau local, on peut créer de l’élan en utilisant les éléments suivants :

  • Les notes actives. Dans une échelle à intervalles variés, comme on l’a déjà mentionné, certaines notes sont plus actives que d’autres. Elles changent le niveau de tension harmonique et créent de l’instabilité en donnant des élans à la musique. (Ce qui explique pourquoi les pièces qui exploitent continuellement la totalité de l’échelle chromatique, surtout sans objectifs bien définis, deviennent vite grises et ennuyantes.).
  • Dans un accord, des intervalles variés. Un accord composé uniquement d’intervalles équidistants sonnera statique ou ambiguë. Pensons à la triade augmentée ou aux accords de 7 ième diminuée en musique tonale classique. (Ces deux situations représentent des cas extrêmes : même en dépassant l’octave, elles ne génèrent aucune nouvelle note, contrairement par exemple, à un empilement de quarte.) Les intervalles inégaux créent de la tension et de l’élan. Cependant, si le nombre d’intervalles différents devient trop considérable, et surtout si on multiplie, en position serrée, les dissonances dures, il y aura effet de « coagulation » (selon l’expression de Persichetti). En l’absence de tensions bien focalisées, la direction devient confuse et l’harmonie s’enlise.

La direction du premier accord, avec son empilement de quartes, demeure indéfinie. Le second accord est beaucoup moins statique. En modifiant une seule note (le si naturel), on crée plusieurs tensions intervalliques fortes.

  • Les sauts. Puisque le mouvement conjoint représente la norme du chant et de l’écoute, tout saut constitue un événement. Même dans les situations où les sauts abondent, l’oreille remarquera un saut plus grand, peut-être parce que l’effort requis pour le produire, sur la plupart des instruments, affecte légèrement le rythme.
  • Les lignes composées (des lignes qui sautent constamment d’un registre à l’autre, en comprimant en une seule ligne continue plusieurs voix indépendantes). Ces lignes, avec toujours au moins une voix non résolue, maintiennent l’auditeur dans un état constant de tension.

A des niveaux supérieurs

A travers de plus longs passages, deux éléments harmoniques contribuent à maintenir l’intérêt et l’élan : la variété du rythme harmonique et la modulation. Nous les expliquerons séparément.

Le rythme harmonique

Le ” rythme harmonique ” réfère à la vitesse relative de changement des accords, particulièrement quand les voix extérieures bougent. (Il s’agit d’une réalité indépendante des valeurs de notes, qui peuvent, p.ex., inclure des notes harmoniques répétées et des trilles.) Le rythme harmonique détermine combien de nouvelles informations harmoniques devront être traitées par le cerveau dans un temps donné. Même dans les textures où la norme harmonique est moins évidente, la vitesse relative d’arrivée des nouvelles notes affecte l’élan musical.

Le rythme harmonique est toujours perçu en relation avec une norme. Tout étant égal par ailleurs, une fois la norme établie, des changements harmoniques plus rapides font « monter la température » alors que des changements plus lents calment les esprits. Évidemment, on peut utiliser des changements plus arbitraires, mais ces changements perdront vite leur fraîcheur puisque l’auditeur ne peut ni les comprendre ni les anticiper. Cependant, passer d’un rythme harmonique irrégulier à un rythme plus régulier peut créer une stabilité structurelle. Le contraire est egalement vrai.

Cette variante de l’exemple précédent joue, quant au rythme harmonique, avec les attentes de l’auditeur. La première mesure, répétée trois fois, installe une stabilité qui sera vite troublée, à la quatrième mesure, par l’arrivée de nouvelles notes. Le retour de la première mesure suggère une répétition de l’ensemble mais dévie plutôt vers davantage de nouveautés. Enfin, le retour à la stabilité, avec la répétition du do# rend l’apparition soudaine du mi final encore plus dramatique.

Finalement, un rythme harmonique consistant peut permettre d’unifier une section, alors que les changements de rythme harmonique feront ressortir les différences entre sections.

Modulation et la transition harmonique

Quand le centre tonal est clair, on souligne souvent les articulations structurelles en migrant vers de nouvelles régions tonales. Cette migration – appelée modulation – en permettant d’organiser des changements locaux très subtils ou des bouleversements majeurs sur de longs passages, représente un outil de contraste très puissant.

Dans les pièces où le centre tonal est moins évident, les modulations sont une simple extension du rythme harmonique : l’apparition de nouvelles notes se remarque assez facilement et la vitesse d’apparition influence l’élan musical. Même en musique non tonale, on peut créer des gradations de modulation simplement en contrôlant le nombre de nouvelles notes dans un intervalle de temps donné. Encore une fois, l’exemple ci-dessus illustre clairement ce procédé.

Techniquement, la modulation représente l’aspect harmonique de la transition. Comme pour la forme en général, les transitions peuvent être soudaines ou graduelles et peuvent mener à des contrastes immédiats ou à distance.

Voici une méthode utile de planification des modulations :

  1. A l’endroit concerné, déterminez le degré de contraste requis par rapport à la forme globale ;
  2. Déterminez s’il convient de faire un contraste brusque ou gradué (les contrastes brusques, puisqu’ils interrompent le flux musical, sont plus rares que les gradués) ;
  3. Amenez de nouvelles notes de façon très audible (notes accentuées, sommets, résolutions de suspension, etc.) Créez de l’élan vers les nouvelles notes grâce à des progressions mélodiques, rythmiques ou de textures.
  4. Plus on vise un changement graduel, plus il faut créer un environnement neutre, souvent constitué d’éléments communs aux deux zones tonales. De plus, les nouvelles notes doivent arriver graduellement.

Notons qu’en changeant la vitesse relative de modulation (une extension de la notion de rythme harmonique), on peut créer des élans musicaux croissants ou décroissants. Comme nous l’avons déjà mentionné dans notre texte sur la forme musicale, les progressions incrémentielles – liées à la vitesse relative de modulation – permettent au compositeur de créer des attentes. Ces attentes, rencontrées ou non, connectent d’une manière presque causale le présent et le futur aux événements passés fixés en mémoire. A l’intérieur d’un suspense global, elles unifient de grandes sections de musique.

De plus, quand on applique de telles progressions à la vitesse relative de modulation ou à d’autres paramètres musicaux, la direction se précise. Et quand la direction est claire, les sommets – ces impressions d’arrivée et de culmination – le sont aussi. Ces sommets deviennent des instants de révélation, inoubliables pour l’auditeur.