Principes généraux d’harmonie – Introduction
POURQUOI CE TEXTE?
(N.B. : Ce manuel ne vise pas l’enseignement de l’harmonie tonale traditionnelle. Il s’intéresse plutôt aux principes généraux qui s’appliquent à tous les styles harmoniques. En conséquence, je n’y aborde pas, de façon détaillée, certains concepts propres à l’harmonie tonale. Vous trouverez, un peu plus loin, des précisions au sujet de cette réserve.)
De toutes les disciplines musicales, l’harmonie est probablement celle qui a généré le plus d’écrit. Les ouvrages abondent, de l’aide-mémoire à l’encyclopédie. Pourquoi ajouter à ces ressources déjà nombreuses? En examinant le matériel disponible, nous constaterons une faiblesse généralisée : aucun ne lie, de façon satisfaisante, l’harmonie traditionnelle et la pratique actuelle. Même si quelques ouvrages consacrent un chapitre ou deux aux techniques plus récentes, les explications demeurent habituellement superficielles et peu connectées aux enseignements traditionnels.
On peut diviser les relations harmoniques en trois catégories :
- les relations facilement audibles,
- celles qui exigent une écoute attentive
- celles à jamais inaudibles compte tenu des limites de la perception humaine et de la mémoire.
Dans ce texte, nous traiterons des deux premières mais rejetteront les dernières. On n’insistera jamais trop : toutes les relations harmoniques ne sont pas de la même importance. Leur impact dépend de leur localisation dans la pièce, et surtout, de leur effet saillant relatif, compte tenu des limites de nos capacités perceptuelles.
Comme dans les autres textes de cette série, nous nous concentrerons sur les principes plutôt que sur les styles. Nous croyons que des principes généraux s’appliquent, indépendamment des choix stylistiques, et que la compréhension de ces principes – qui reposent davantage sur l’effet auditif que sur des conventions d’écriture – ne peut qu’aider les compositeurs actuels à trouver un langage harmonique personnel et convaincant à l’écoute.
Enfin, soulignons que nous ne prétendons pas couvrir ici tous les langages harmoniques. Notre but s’avèrera plus modeste : nous tenterons d’esquisser quelques concepts essentiels à l’harmonie traditionnelle autant que plus contemporaine.
QUELQUES COMMENTAIRES SUR LES DIFFÉRENTES APPROCHES
Avant d’entreprendre notre recherche des principes généraux d’harmonie, identifions et commentons brièvement les approches pédagogiques les plus courantes :
- Les approches stylistiques. Ces méthodes ne prétendent pas aux vérités universelles. Elles visent à expliquer la pratique habituelle d’une période donnée. Le meilleur exemple de cette façon de faire demeure l’ouvrage réputé de Walter Piston. Évidemment, cette approche, en s’intéressant à un style bien circoncis, ne cherche pas à généraliser les principes évoqués. Cependant, même si tous les principes d’harmonie classique ne peuvent s’appliquer en dehors de la période concernée, le point de vue contraire, à l’effet que tout système harmonique n’est que pure convention stylistique, conduit à une absurdité : peut-on croire que les compositeurs plus récents ont découvert de nouvelles façons d’entendre? (Je parle de « découvrir » car on peut difficilement prétendre inventer, au niveau neurologique, de nouvelles fonctions ou structures.) Les capacités du cerveau humain d’organiser l’information auditive n’ont certainement pas changé au cours de trois ou quatre derniers siècles.
- L’entraînement intensif à partir de formules harmoniques. Cette approche est proche parente de l’approche stylistique. Puisque l’harmonie, comme tout langage, utilise des formules reconnues, on cherche alors à maîtriser le plus grand nombre possible de ces formules, souvent en développant des automatismes. Même si cette approche peut être valable en harmonie tonale, les formules étudiées, propres au répertoire concerné, ne peuvent être généralisées.
- La méthode de Piston, basée sur la théorie de Rameau des accords en position fondamentale ou renversée. La faiblesse de cette approche réside dans le fait que la fondamentale d’un accord renversé n’est qu’une abstraction, sans réalité audible. Même si on peut raisonnablement arguer que tous les renversements d’un même accord évoquent à l’oreille une certaine familiarité, les exceptions, comme nous le verrons plus loin, sont nombreuses. Pire encore, cette approche minimise certaines évidences auditives, comme l’importance de la ligne de basse, du degré d’ouverture d’un accord, et de la conduite linéaire des voix.
- Les approches basées sur les réflexions d’Heinrich Schenker tiennent compte davantage de l’écoute. Les relations Schenkerienne « de premier plan », permettent de comprendre de nombreuses situations harmoniques. Entre autres idées puissantes : les accords ne sont pas tous d’égale importance structurelle et l’effet harmonique dépend du mouvement linéaire. Alors qu’à l’origine l’analyse Schenkerienne visait la musique tonale, certaines considérations relatives au développement harmonique s’appliquent fort bien à d’autres contextes, comme nous le verrons plus loin. D’autres conclusions, cependant, sont moins convaincantes : plus les éléments en relation sont distants dans la pièce, plus les liens deviennent abstraits, et finalement inaudibles dans un contexte d’écoute normale.
- La méthode française d’enseignement de l’harmonie, typique des conservatoires, utilise des basses chiffrées complexes, une extension de la technique de la basse continue. Cependant, alors que le chiffrage se veut un raccourci, il devient encombrant, obligeant les étudiants à consacrer temps et énergie à maîtriser un système numérique en définitive inutile. Ce système de codification n’explique pas, d’ailleurs, comment l’harmonie et la forme interagissent et n’habitue l’étudiant ni à penser harmoniquement, ni à transférer ses apprentissages à l’extérieur du système tonal.
- Les écrits de Schoenberg sur l’harmonie méritent une attention spéciale. Comme dans tous ses textes théoriques, Schoenberg lance beaucoup d’idées provocantes et son enseignement s’appuie sur une vaste connaissance du répertoire. Nous reprendrons ici quelques-unes de ses idées, en particulier sa conception du rôle structurant de l’harmonie. Les écrits de Schoenberg souffrent cependant de certaines lacunes : sa philosophie de la nécessité historique, des formulations parfois obscures (par exemple, sa distinction pseudo-darwinienne entre progressions faibles, fortes et super-fortes) et ses fréquentes attaques esthétiques, plutôt dépassées aujourd’hui.
- La théorie d’Alan Forte, comme celle de Schenker, visait, à l’origine, un répertoire bien précis, celui de la musique dite « atonale ». Un peu comme l’analyse Schenkerienne, cette théorie mène très vite à des considérations inaudibles pour la majorité des auditeurs. Cependant, à l’intérieur de certaines limites, elle peut servir à organiser et à percevoir des familles de hauteur, permettant au compositeur, comme nous le verrons plus loin, d’augmenter la cohérence de son système harmonique. La principale faiblesse de Forte demeure son absence totale de discussion (et même, semble-t-il, d’intérêt) de ce qui est ou n’est pas audible. Ainsi, l’effet auditif d’une cellule harmonique de trois notes, dans un bref passage, est très différent de celui d’un bloc de huit notes dans une longue pièce.
- Le meilleur manuel pour l’enseignement de l’harmonie traditionnelle demeure probablement Harmonic Practice de Roger Sessions. Écrit par un compositeur, il s’attarde davantage aux réalités psychologiques qu’aux conventions d’écriture. Nous emprunterons à Sessions, avec reconnaissance, sa notion d’« accent harmonique ». Autre avantage du manuel, les exercices variés et bien conçus représentent, pour l’apprenti compositeur, un stimulant défi. Malheureusement, on n’y explique pas les différences, pourtant majeures, entre l’harmonie vocale et instrumentale. Aussi, sa présentation de la pratique contemporaine est très sommaire.
- Finalement, le « Twentieth Century Harmony » de Persichetti résume brillamment plusieurs des techniques du 20ième siècle. Écrit par un compositeur et pédagogue réputé, il se veut pratique et toujours terre-à-terre. Cependant, on n’y énonce pas de principes généraux pouvant s’appliquer également à l’harmonie traditionnelle, et on y traite peu de l’organisation harmonique globale de la pièce en lien avec la forme musicale.
En résumé, toutes ces approches négligent de faire les liens qui s’imposent entre les système tonal et non tonal. Pourtant, ces liens sont nombreux. Par exemple, même si certaines techniques pour créer de la direction et de la cohérence en harmonie tonale ne peuvent être transposées à d’autres types de langage, les principes qui sous-tendent les techniques peuvent souvent être généralisés. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, les principes de conduite des voix découlent des particularités de l’écoute humaine. Adéquatement formulée, ils s’appliquent donc à tous les systèmes harmoniques.
Les approches harmoniques les plus courantes ignorent aussi l’interaction, pourtant fondamentale, entre l’harmonie, le contrepoint, l’orchestration et la forme. Pourtant, ces distinctions musicales sont avant tout des conventions pédagogiques ; elles ne reflètent pas comment l’écoute analyse l’information qui lui est présentée. Ainsi, la conduite des voix ne peut être séparée du contrepoint, et le degré d’ouverture d’un accord influence son orchestration. En conséquence, quand nous commenterons des exemples musicaux, nous devrons fréquemment élargir le champ des aspects impliqués. (D’où l’importance des exemples pour illustrer, mieux que dans un texte, les liens entre différentes notions.)
LES LIMITES DE NOTRE DISCUSSION
- Ce texte n’est pas un traité d’harmonie. Les techniques d’harmonie tonale et d’harmonie du vingtième siècle sont très bien expliquées ailleurs, inutile d’y revenir. Ce que nous proposons, ce sont des principes unificateurs. Sauf dans les cas où nous élargirons l’utilisation de principes connus, nous présumerons que le lecteur connaît leur usage habituel. Quand nous proposerons de nouveaux principes, nous les expliquerons de façon plus détaillée. Pour tirer profit de ce texte, le lecteur devrait déjà maîtriser l’harmonie tonale, de même que les notions présentées dans le « Twentieth Century Harmony » de Persichetti. (Aussi, quand il sera question d’une technique contemporaine déjà bien expliquée par Persichetti, nous ne proposerons pas de nouveaux exemples, à moins que nous ne voulions y faire un ajout.) Une connaissance de base de la théorie de Forte (en particulier, les notions de « classe d’intervalle », de « cellule », de « forme normalisée », et de « vecteur d’intervalle ») s’avérerait aussi utile.
- Ce texte ne propose pas une méthode d’analyse. L’analyse poursuit, de façon systématique, avec une approche et des méthodes particulières, des buts différents des nôtres. Comme pour les autres textes de la présente série, notre objectif se veut pratique : nous visons simplement à proposer des principes généraux expliquant l’écoute harmonique en mettant l’accent sur les principes qui transcendent les styles et qui peuvent servir aux compositeurs d’aujourd’hui. Compte tenu que, dans un passé récent, des systèmes comme le sérialisme et la musique aléatoire ont servi à générer des musiques dont l’organisation échappe à l’oreille normale, cette précision s’avère primordiale. (D’ailleurs, dans certains cercles académiques, une affirmation de cette nature demeure « politiquement incorrecte. ») Mais, à l’évidence, celui qui compose en se concentrant sur l’inaudible, risque de mal utiliser les ressources disponibles et de produire une œuvre que l’auditeur recevra, au mieux, sans enthousiasme. Si de tels systèmes peuvent servir à briser la routine des habitudes, il faut cependant filtrer le résultat en fonction de ce qui peut être raisonnablement entendu par l’auditeur. Autrement, comment peut-on communiquer efficacement ?
- Une dernière réserve. Dans ce texte, nous nous limiterons à la gamme tempérée. Loin de nous l’idée de nier l’intérêt ou le potentiel de systèmes de musique non tempérés ou micro-tonaux. Certains des principes exposés pourraient d’ailleurs convenir à ces modes musicaux mais en discuter dépasse le champ nos compétences. De plus, la gamme tempérée demeure tellement enracinée dans nos systèmes de notation, dans l’exécution des pièces, et dans la facture même des instruments que de vouloir quitter ce cadre dépasse de loin nos objectifs. Pour des raisons similaires, nous laisserons de côté l’harmonie à base de glissando.
UNE NOUVELLE FAÇON DE COMPRENDRE L’HARMONIE
Comme les capacités d’écoute et d’appréhension des liens entre les sons – fruits de l’évolution humaine – ont peu changé depuis la nuit des temps, on doit conclure qu’il y a des liens entre notre d’entendre la « vieille » et la « nouvelle » musique. Les récents travaux de Bergman (Auditory Scene Analysis), Deutsch (Ear and Brain) et Snyder (Music and Memory), jettent un éclairage nouveau sur les systèmes perceptifs et cognitifs. Ces nouvelles données, combinées aux connaissances et aux intuitions des musiciens sur ce qui fonctionne à l’oreille, offrent un bon point de départ pour une meilleure compréhension d’ensemble de l’harmonie et des autres disciplines musicales.
Les théories les plus utiles sont celles qui s’intéressent aux phénomènes les plus facilement audibles. (D’ailleurs, les aspects cognitifs qui semblent les plus évidents sont souvent les plus complexes.) Le dédain avec lequel on traite la notion d’« élément saillant », dans certains textes théoriques contemporains, est tout à fait déconnecté des exigences concrètes du travail de compositeur.
Ainsi, certaines notions véhiculées autour de l’idée répandue de « structure des hauteurs » méritent d’être réexaminées. Les recherches les plus récentes en électro-acoustiques, appuyées par l’expérience pratique, mènent à la conclusion que ces notions sont de pures conventions, sans réelle utilité, qui mettent l’accent sur des relations souvent étrangères à l’oreille. Pire encore, elles n’expliquent en rien, la plupart du temps, ce qui est réellement entendu, même par un auditeur entraîné, ce qui risque d’inciter l’analyste ou l’aspirant compositeur à négliger les facteurs qui influencent vraiment le résultat sonore.
Il y a là un parallèle intéressant à faire avec l’attention exagérée portée à la fondamentale de l’accord dans les théories d’avant la diffusion des idées de Schenker. Schenker a recentré le débat en faisant remarquer que la ligne de basse influence davantage la perception de la direction harmonique que n’importe quelle fondamentale théorique. Une théorie largement répandue (celle des accords en position fondamentale et renversées) conduisait à ignorer ou à sous-estimer ce que la simple pratique musicale enseigne.
De la même façon, la théorie des classes de hauteur et des séries, couverte en abondance par la littérature, nous fait sombrer dans une quasi numérologie musicale. En exagérant l’importance de subtiles relations intervalliques, souvent éloignées dans le temps et à toutes fins pratiques inaudibles, on met l’emphase sur des éléments imperceptibles, même pour l’initié, en se fourvoyant sur l’effet du résultat. Les événements saillants sont toujours les piliers de l’architecture musicale.
L’équivalence des octaves est un bel exemple d’hypothèse qui mérite d’être nuancée. Dans une certaine mesure, on peut considérer, dans le registre moyen, C3 et C4 comme équivalents. Pour C 1 et C7, c’est tout autre chose. Dans les registres extrêmes, la perception des hauteurs demeure imprécise et dépend, entre autres, de l’orchestration et de la durée.
Dans cet exemple, les deux accords utilisent les mêmes classes de hauteur. Mais au plan perceptif, comment peut-on les considérer comme « identiques » ? Avec un registre extrême, combiné à une durée brève, la hauteur exacte du premier accord est difficile à déterminer. Plus important encore, les différences de registre et d’ouverture entre les deux accords renvoient les hauteurs communes dans l’arrière-plan perceptuel. Même en reconnaissant que lorsque les accords sont joués en succession, il est possible de remarquer les hauteurs communes, que se passe-t-il si on les sépare par quelques mesures? Dans ce cas, les similarités ne sont que pâle finesse en comparaison du contraste des étendues. Sauf s’ils sont placés côte à côte, ou mis autrement en évidence, pour l’auditeur, la similitude de hauteur est un élément relativement insignifiant. D’ailleurs, pour aider l’auditeur, j’ai utilisé les mêmes classes de hauteur. Imaginez si j’avais transposé les accords (à un intervalle autre que l’octave), obligeant l’auditeur à comparer les intervalles plutôt qu’uniquement les classes de hauteur.
Dans cet exemple, le premier accord correspond au second de l’exemple précédent. Le second accord contient deux nouvelles hauteurs en plus d’intervalles différents. Pourtant, ces deux accords sonnent plus semblables que les deux de l’exemple précédent. En effet, ils occupent le même registre, partagent deux notes communes et contiennent tous deux en leur centre un intervalle augmenté, entouré d’intervalles riches.
Ces exemples font ressortir deux problèmes majeurs :
- Comment le compositeur peut-il rendre évident à l’oreille la similitude de hauteurs ?
- Et à quel moment d’autres types de relation (comme dans le deuxième exemple) deviennent-elles déterminantes ?
Dans la littérature, on n’aborde pas ces questions malgré leur importance vitale pour comprendre la forme musicale qui dépend toujours des jeux d’association et de la mémoire, fruits des événements saillants. Une bonne partie de notre discussion portera en conséquence sur les moyens dont dispose le compositeur pour créer et différencier, de façon audible, des relations harmoniques, illuminant une variété de fonctions formelles.