Principes généraux d’harmonie – Deux principes essentiels : cohérence et continuité

La plupart des discussions sur la cohérence harmonique concernent la période tonale classique. Après cette période, on parle surtout de liens d’identité ou de similitude entre les accords. Il y a là une distinction significative et rarement soulignée. La tonalité, en générant des buts précis, favorise le mouvement musical. On ne peut brouiller une progression tonale sans nuire à sa cohérence d’ensemble. A l’extérieur du système tonal, toute analyse centrée sur les relations d’identité ou de similitude exagère l’importance du « quoi » aux dépens du « quand ». Quand on met l’emphase sur les cellules de hauteur ou sur les algorythmes qui génèrent les notes, on demeure incapable d’expliquer, de façon satisfaisante, pourquoi la structure harmonique d’une œuvre convainc l’oreille. En effet, la musique est un art d’organisation dans le temps et la séquence des événements est essentielle à sa compréhension. Même dans les œuvres sans tonique évidente, le contexte modifie toujours radicalement la perception musicale. Un même accord, selon qu’il apparaît en début de phrase ou au sommet, crée un effet totalement différent. Comment on l’amène et comment on le quitte, voilà ce qui détermine, pour l’essentiel, l’effet produit.

Les deux exemples utilisent le même accord (marqué d’un “x”). Dans le premier cas, cependant, il s’agit manifestement d’un accord secondaire, de passage : sur temps faible, sans nouvelle note, il remplit l’espace entre des accords sous une même liaison. Le véritable accent arrive sur l’accord final, étranger à la tonalité de ré majeur et qui présente un intervalle de sixte, plus riche, à la basse. Dans le second cas, le même accord constitue le sommet de la phrase. Sur temps fort et de plus longue durée, il vient culminer une progression harmonique de plus en plus tensive. Les accords précédents alternaient entre des sonorités plus douces, sans demi-tons, et des sonorités plus dures, colorées de demi-tons. Le dernier accord, avec deux demi-tons, crée, dans le contexte, un accent évident.

On peut concevoir, plus utilement, la cohérence harmonique comme un fil conducteur auquel l’auditeur s’accroche tout au long de la pièce. Cette conception sert les intérêts autant des œuvres tonales que non tonales. Elle crée aussi un pont entre la cohérence et le flux, deux notions apparentées dans tout art temporel. Enfin, d’elle découle la question fondamentale suivante : comment l’harmonie peut-elle diriger efficacement l’auditeur à travers le déroulement musical ? La cohérence musicale, vue sous cet angle, présente différents aspects que nous traitons à l’instant.

LES LIMITES DE HAUTEURS ET D’INTERVALLES : LES FAMILLES D’ACCORDS

Un des buts premiers de la cohérence harmonique est de limiter les hauteurs utilisés. Etablir des limites – donc fixer des règles – permet de créer des attentes harmoniques, ce qui dirige et intensifie l’expérience du déroulement musical de l’auditeur.

L’adoption de règles harmoniques permet généralement de créer des « familles » d’accords. Tout groupe d’accords qui se ressemblent à l’oreille forme une famille. En poursuivant l’analogie, on peut dire que ces accords partagent des caractéristiques communes tout en conservant une certaine individualité. Aussi, la notion de « famille d’accords » permet de concevoir une multitude de relations.

A titre d’exemples, les familles d’accords peuvent être organisées :

  • selon des gammes ou des modes.
  • selon des notes communes, surtout à l’intérieur d’une même octave. On produit ainsi la plus simple des cohérences, celle de la pédale harmonique traditionnelle.

Dans cet exemple, le trémolo de la clarinette, mi-sol#, agit comme une pédale classique et permet d’unifier, de façon simple, registre, timbre et harmonie. Les parties externes, cependant, contribuent aussi à la cohérence. La flûte amorce ses deux premières phrases avec les mêmes trois notes qui accentuent et stabilisent la note si. En conséquence, la note cadentielle finale, le la#, est perçue comme une note voisine inférieure. De façon semblable, la note la plus aigue de la première mesure, le la#, aboutit, par mouvements conjoints, à la note la plus aigue de la deuxième mesure, le si. Le hautbois et la flûte jouent en homorythmie et présentent des conduites de voix semblables : le ré# et le do de la première mesure demeurent tenues dans la seconde, le mi de la première mesure se trouve « brodeé » par le fa # dans la seconde, et enfin le mi de la dernière mesure semble se résoudre sur le ré# entendu précédemment. La harpe ne joue que 4 notes. Avec son rythme moins animé, ses accents sur temps forts, son harmonie plus douce (qui évite tout frottement de demi-tons) et la descente de la harpe vers un nouveau registre, la dernière mesure sonne cadentielle. Alors que les notes communes entre les instruments permettent de cimenter la phrase, on constate que les autres relations – en termes de rythme, de conduite des voix et de tension intervallique – aident également l’auditeur à percevoir l’ensemble comme intelligible. Les rapports de similitude apparaissent alors comme un aspect seulement d’une cohérence plus complexe. En permettant des relations d’octave. Notons cependant que ces relations, en soit, créent peu de cohérence harmonique, probablement parce qu’elles sont très fréquentes. Cependant, leur utilisation permet de renverser les accords ou les intervalles. Puisqu’un intervalle et son renversement présentent des similitudes de caractère, l’utilisation des renversements permet d’étendre la texture, sans altérer trop brusquement le caractère harmonique.

  • Grâce à l’harmonie intervallique. Les intervalles transposés sont beaucoup moins reconnaissables à l’oreille que les notes communes qui, elles, créent une relation forte entre deux accords. Cependant, en se limitant, dans un passage donné, à un seul intervalle de référence et à son renversement, on peut créer un caractère clair et audible. De la même façon, en se restreignant, dans un passage ou une pièce, au seul matériel dérivé de cellules non ordonnées (« unordered sets » dans la littérature anglophone), on peut créer des caractères très convaincants. (Notons que plus la cellule est complexe, plus elle contient d’intervalles et moins elle se distingue. Si on dépasse trois ou quatre intervalles, on risque, en tenant compte des intervalles non contigus, de couvrir l’ensemble des intervalles chromatiques. Mise de l’avant par de Forte, la notion de « vecteur d’intervalle » – à savoir le nombre de fois qu’un intervalle donné apparaît dans un ensemble donné – devient alors très utile. Les ensembles qui présentent en nombres inégaux les différents intervalles produisent des sonorités mieux caractérisées.) Ces techniques peuvent être appliquées assez rigoureusement dans de courts passages ou, en faisant preuve de souplesse, à travers de larges sections (voir plus bas pour des exemples et d’autres commentaires au sujet de cette importante distinction). Les applications souples impliquent généralement, soit des mouvements mélodiques qui créent des intervalles secondaires – des « notes étrangères » – soit des empilements verticaux qui produisent des accords plus riches. Comme l’empilement de n’importe quel intervalle engendre toujours, en relation avec les notes non voisines, de nouveaux intervalles, cette technique permet de créer une « teinte » harmonique – une alternance entre des sonorités très colorées par l’intervalle de référence et d’autres sonorités dont l’effet est plus nuancé.

Dans cet exemple, les sonorités de quarte dominent le premier accord. Les notes extrêmes, cependant, forment une tierce ce qui facilite le passage au second accord, en triades. (Remarquons aussi le mouvement conjoint, du la au sol.) Le second accord peut ensuite retourner au premier, jouant un rôle d’accord secondaire dans un passage en quarte, ou introduire un passage en harmonie de tierces.

  • Comme les intervalles ont des caractéristiques tensives distinctes, l’utilisation d’accords ayant des niveaux de tension comparables (par exemple, une dissonance dure plus une dissonance riche) permet d’unifier un passage. Ainsi, les progressions de tension, par exemple des consonances riches aux consonances dures, deviennent plus faciles à suivre par l’auditeur.

Cet exemple illustre une progression graduelle d’intervalles ouverts et doux vers un sommet intense en 7 ième majeure (mesure 6) avant le retour au caractère originel. L’évolution des dynamiques et des registres renforce l’effet de progression. Remarquons que la progression n’est pas linéaire : les progressions trop prévisibles suscitent l’ennui. La meilleure stratégie consiste à bien préciser la direction d’ensemble, mais en gardant les détails imprévisibles. L’auditeur, en percevant la direction, développe des attentes, mais, ne pouvant prévoir exactement ce qui vient, demeure intéressé.

Les accords d’une même “famille” sont souvent associés de plus d’une façon, par exemple, sur la base de registres et d’intervalles communs. La communauté de registres est assez normale. La simple conduite des voix tend à maintenir les lignes dans un même registre ou, à tout le moins, à les faire changer de registre très graduellement. Règle générale, plus une famille harmonique partage d’éléments communs, plus son caractère sera facilement perceptible. Voilà encore une situation où le compositeur doit juger, avec précision, du degré de saillance de chaque élément. Autrement, il ne peut contrôler avec subtilité les gradations audibles de continuité et de contraste à travers son harmonie.

QUELQUES CONSIDÉRATIONS LINÉAIRES : MÉLODIE ET LIGNE DE BASSE ; CONDUITE DES VOIX

Nous avons déjà insisté sur le fait que les restrictions de hauteurs et d’intervalles aident fortement à définir et à unifier le caractère harmonique.

Deux autres concepts, issus de la tradition, contribuent substantiellement à la cohérence harmonique : les voix dominantes et la conduite des voix.

Même dans des contextes contrapuntiques, les différentes parties ne sont pas toutes de la même importance et l’intérêt passe d’une voix à une autre. En simplifiant, disons que dans les textures homophoniques les voix extrêmes sont généralement plus faciles à suivre que les voix intérieures. Aussi, des progressions linéaires claires des voix extrêmes aident à préciser la direction musicale. Par exemple, une ligne mélodique qui mène graduellement à un sommet de section renforce le contour musical, de plus en plus tensif, du passage. De même, la combinaison, à la basse, de sauts et de changements de direction plus linéaires – souvent à la cadence – clarifie la direction harmonique.

La conduite des voix demeure aussi un outil puissant, très audible, permettant d’assurer la continuité harmonique et de préciser l’articulation formelle. Elle découle de deux faits principaux (pour plus d’information sur les recherches à ce sujet, consultez Auditory Scene Analysis, d’Albert Bergman) : la tendance de l’oreille à séparer les couches musicales par registre et la réalité de la voix humaine (et de la plupart des instruments, d’ailleurs) qui évolue plus facilement par petits intervalles. Puisque ces faits sont liés, physiologiquement et psychologiquement, à l’écoute humaine, elles transcendent la variété des styles. Il est difficile, en soi, de suivre et de chanter des lignes qui sautent constamment. A l’opposé, la continuité des registres, au moyen de notes communes, de mouvements conjoints et de notes non voisines dans des lignes composées, permet de guider l’oreille et de souder les harmonies les unes aux autres.

De l’importance de la continuité des registres découle une conséquence fondamentale : les notes ornementales (étrangères à l’harmonie), à cause de la nature même de l’écoute, doivent être amenées conjointement. Ces notes ornementales ne sont pas une particularité de la musique tonale et le fait que plusieurs systèmes utilisés pour contrôler les hauteurs, dans les musiques non tonales, les interdisent constitue un handicap majeur. D’une part, on freine l’élan mélodique du compositeur, d’autre part, on le prive d’un bon outil pour créer des lignes convaincantes.

UNE PARENTHÈSE : SYSTÈMES HARMONIQUES OUVERTS OU FERMÉS ?

Ces considérations nous amènent à une distinction importante qui concerne la musique du 20 ième siècle : systèmes ouverts versus systèmes fermés. Un système ouvert impose des contraintes mais sans rigidité. Il assure une cohérence audible tout en accordant une liberté raisonnable au compositeur. Les systèmes fermés sont plus mécaniques. Ils limitent constamment, avec rigidité, les choix du compositeur. Entre ces deux systèmes, la distinction en est une, essentiellement, de degré.

Parmi les avantages des systèmes ouverts, notons :

  • La plupart des systèmes ouverts sont issus de l’évolution plutôt que de l’invention. Ils ont franchi, avec succès, l’étape de la « sélection naturelle par l’oreille » car l’évolution tend à éliminer les méthodes qui ne fonctionnent pas.
  • Ce sont des systèmes flexibles. Contrairement à plusieurs des systèmes inventés au 20 ième siècle, ils requièrent seulement une certaine prépondérance des sonorités choisies, plutôt qu’un usage intensif et parfois absolu. Ils permettent au compositeur d’utiliser plus intuitivement son écoute, sans continuellement freiner, par des lignes imposées, son élan linéaire. Contrairement à la croyance populaire, il n’y a pas de réelle opposition entre les notes étrangères d’un système et la musique non tonale cohérente. Ainsi, une œuvre peut exiger une cellule harmonique très typée aux moments importants tout en permettant des notes étrangères entre-temps. Tant que le rythme et le phrasé font clairement ressortir les sonorités-piliers de la pièce, et tant que ces sonorités-piliers s’imposent suffisamment souvent à la mémoire, il n’est pas plus nécessaire de dériver chaque note de la cellule de référence que d’exiger, en harmonie traditionnelle, de tirer chaque note ornementale d’une triade.

Cet exemple est basé sur un cellule de trois sons : demi-ton et tierce mineure (si, do, mib). Le « x » identifie les endroits où il manque certains intervalles de la cellule de départ. Notons que la cellule de référence domine le passage et que les intervalles étrangers ne sont jamais mis en évidence. Ces intervalles étrangers sont plutôt perçus comme des notes de passage ou des ornements.

A part le genre d’harmonie cellulaire souple dans l’exemple ci-dessus, d’autres exemples de systemes ouverts pourraient comprendre:

  • Les familles d’accords telles que définies précédemment.
  • Les accords avec notes ajoutées, tels que définis par Persichetti.
  • La polyharmonie, telle que définie par Persichetti.
  • L’harmonie stratifiée. On appelle ainsi les riches textures harmoniques constituées de couches harmoniques clairement différentiées et jouées simultanément. Le lecteur trouvera plus loin, sous le titre « Harmonie à plusieurs plans sonores », des commentaires concernant cette technique. (Notons que la polyharmonie devient de l’harmonie stratifiée quand les différentes couches sont bien personnalisées par le timbre ou le rythme.)

Toutes ces techniques génèrent des univers harmoniques reconnaissables tout en laissant au compositeur une grande liberté dans son travail.

Les systèmes fermés, au contraire, limitent drastiquement le choix des notes. Pire, les limites imposées empêchent souvent le compositeur de livrer toute la plénitude de son inspiration.

Comme exemples de systèmes fermés, notons la plupart des algorythmes et des techniques en miroir rigides. Le grand défaut de ces systèmes, c’est qu’ils interdisent au compositeur de suivre, à l’oreille, les idées que son inspiration lui suggère. Alors qu’un système ouvert impose juste assez de contraintes pour engendrer un monde sonore cohérent, le contrôle absolu du système fermé crée une logique analytique parfaite mais déconnectée, en général, de la réalité de l’écoute humaine. Si l’oreille doit demeurer souveraine, autant pour le compositeur que pour l’auditeur, pourquoi s’acharner à créer des liens inaudibles ? Et pourquoi se priver de liens audibles qui n’affaiblissent pas la cohérence ?

Plusieurs techniques sérielles engendrent ce type de problèmes, l’organisation des notes prévue par le système demeurant inaudible même pour l’auditeur attentif et expérimenté. De plus, en musique sérielle, les accords créent inévitablement des intervalles étrangers au système. De toute façon, que peut vouloir dire « ordonner » un accord quand toutes les notes sont entendues simultanément? (N.b. Nous n’insinuons pas que la musique sérielle soit sans valeur. Nous constatons plutôt que les techniques sérielles mènent rapidement à une pensée non musicale.)

HIÉRARCHISATION ET POINTS DE REPÈRE, CADENCES

En plus des ressemblances de familles, le système tonal fournit un autre principe de cohérence harmonique précieux : la hiérarchisation. La conduite des voix, déjà discutée, représente une application directe de ce principe dans le cas de textures à couches musicales simultanées. Dans les cas de successions de phrases, de sections, etc., la hiérarchisation facilite l’écoute en organisant de larges blocs de musique en plus petites unités, ce qui permet de saisir plus facilement les diverses relations, et les contrastes, des unes avec les autres. Bref, la hiérarchisation permet des structures musicales plus riches et plus complexes.

Traitons d’abord des fonctions hiérarchisantes de la tonalité. Ensuite, nous verrons comment des effets équivalents peuvent être produits en dehors du monde tonal.

La hiérarchisation s’observe à différents niveaux. Premièrement, la tonalité offre, en elle-même, une échelle d’intervalles non identiques. Dans un système à intervalles égaux, aucune note n’apparaît plus conclusive qu’une autre. Avec une échelle variée, les différences d’intervalles créent des points de stabilité qui jouissent d’un pouvoir d’attraction. Ainsi, les demi-tons des gammes majeures et mineures créent des attractions, dont l’évidente poussée de la sensible.

A un niveau supérieur, comme l’a souvent souligné Schoenberg, la musique exige, pour demeurer compréhensible, des blocs identitaires faciles à mémoriser et à reconnaître : phrases, sections, etc. Les cadences permettent ces articulations identifiables. Aussi, et c’est là un exigence formelle incontournable, le système harmonique choisi doit permettre, dans tous les cas, une organisation cadentielle.

Pour que l’auditeur puisse suivre une œuvre musicale d’une certaine longueur, il faut prévoir une gradation des cadences. Avec des ponctuations d’intensité variée, on distingue plus facilement les différentes phrases et on perçoit mieux les relations qui les animent. Ainsi, les cadences tonales, fortement hiérarchisées, informent l’auditeur de la distance à franchir pour revenir au port d’attache, la tonique. (Cette hiérarchisation des cadences tonales étant bien connues, nous ne la détaillerons pas ici.)

A un niveau encore plus élevé, un centre tonal, en plus de fournir un point de référence principal fort utile, permet la création de points de référence secondaires qui permettent une ponctuation en plusieurs degrés, ce qui facilite la cohésion d’ensemble.

En conséquence, il faut souligner, de façon audible, les événements importants – notes ou accords – ce qui permet de considérer ce qui se passe entre eux comme de l’ornementation (ou, pour utiliser un terme Schenkerien, de la « prolongation »). En soulignant les éléments les plus importants, on aide l’auditeur à traverser de longues sections musicales en s’appuyant sur des points de repère bien ancrés en mémoire.

Ces distinctions entre points de référence harmoniques et harmonie d’ornementation, de même que les modalités d’approche et d’abandon des points de référence – autrement dit, comment on les signale à l’auditeur – sont déterminantes si on veut comprendre l’interaction entre l’harmonie et la forme. Même dans un passage tonal relativement simple, les digressions harmoniques font vite oublier la tonique, à moins qu’on l’ait maintenue en mémoire grâce à d’autres paramètres musicaux. (Combien d’auditeurs remarquent que plusieurs grands opéras – pensons à La flûte enchantée de Mozart – ne se terminent pas dans la tonalité de départ ?) Voici quelques-uns des paramètres utilisables :

  • Des accents : registres extrêmes, contraste de durée ou orchestration ;
  • Un effet d’accumulation menant au sommet : crescendos, lignes montantes, changements graduels de tempo, etc. ;
  • Des répétitions insistantes ;
  • Des progressions cadentielles bien dirigées ;
  • En isolant certains événements (par des silences, avant et après).

Sans paramètres indicateurs, on doit supposer que l’auditeur a réussi, on ne sait trop comment, à mémoriser l’exacte tonalité de l’œuvre et qu’il la retient malgré toute l’activité harmonique à laquelle il est confronté. A l’évidence, une impossibilité. (A ce sujet, Robert Simpson, dans Carl Nielsen, Symphonist, propose une vision plus réaliste de la perception de la tonalité quand il décrit les “tonalités progressives” utilisées par Nielsen et Malher, entre autres, qui font débuter et terminer des mouvements dans des tonalités différentes. Au-delà de la simple observation de cette différence de tonalité, il faut remarquer comment ce changement crée une recherche dramatique de tonique. Le premier mouvement de la 5 ième symphonie de Nielsen, comme le rapporte Simpson, est un bon exemple de ce procédé.)

En dehors de l’univers tonal, comment peut-on créer des cadences et les organiser en hiérarchie? Tout d’abord, notons, que peu importe le style, les cadences doivent être coordonnées avec la résolution rythmique et l’accentuation. Même en musique tonale traditionnelle, la principale différence entre des progressions V – I à l’intérieur d’une phrase et à la cadence est, le plus souvent, d’ordre rythmique. Les cadences fortes combinent résolution des hauteurs et résolution rythmique. Comme il est difficile de créer un effet de cadence sans une pulsation régulière, la cadence doit coïncider avec une impression d’aboutissement rythmique ou, à tout le moins, en brisant ou en diluant le flux rythmique.

Certains procédés cadentiels peuvent être généralisés :

  • Une cadence constitue toujours un changement du niveau de tension, habituellement vers une plus grande détente. Le terme latin original « cadere » signifie d’ailleurs « tomber ». Les lignes descendantes évoquent un achèvement, peut-être en rappel de la voix humaine qui descend généralement à la fin des phrases.

Ici, l’effet de cadence est créé par la combinaison de trois éléments : une ligne descendante, une diminution de la tension intervallique et l’arrivée sur un temps fort d’une note longue.

  • Puisque “articuler” signifie « faire ressortir », la cadence doit être annoncée par un geste nouveau, différent de ce qui précède, par une déviance du schéma harmonique déjà installé. Par exemple, une basse évoluant par sauts peut devenir plus conjointe, ou le contraire. On peut aussi, à la cadence, changer le rythme harmonique. Dans les deux cas, il faut avoir installé, pendant la phrase, une régularité et une prévisibilité. (Incidemment, de tels changements peuvent aussi servir à annoncer un sommet, mais dans ce cas, on cherche à augmenter la tension plutôt qu’à la réduire. Enfin, une cadence peut servir à souligner un sommet.)

Dans cet exemple, la cadence est créée à la fois par l’arrivée d’une nouvelle note (mi) et par un saut accentué dans un registre plus grave. De plus, les nombreuses répétitions, dans les mesures précédentes, créent un rythme harmonique assez lent, ce qui fait ressortir davantage l’accélération finale. Remarquons aussi comment le crescendo renforce l’arrivée sur la note finale.

  • Une cadence représente un aboutissement de la direction et, au moins localement, un sommet. Les progressions (telles que définies plus tôt) utilisées dans la phrase atteignent leur paroxysme ou se dissipent.

Ici, le dernier accord sonne, à l’évidence, conclusif : il dure plus longtemps et crée un accent rythmique. En cluster – qui inclut pour la première fois un demi-ton – il crée une tension plus forte, un accent. En terme de dissonance, il y a donc progression.

  • Si on utilise des gammes à intervalles inégaux, les intervalles plus serrés peuvent créer des effets de sensible.

La gamme à la base du thème (mi-fa-sol#-si-do#-re#) contient deux demi-tons qui encadrent, par dessus et par-dessous, le mi. Il est alors possible de clarifier la direction, surtout en présentant les deux demi-tons juste avant le point d’arrivée, la cadence.

  • Un intervalle acoustiquement ouvert, comme la quinte ou l’octave, peut servir à créer, à la cadence, de la stabilité.

Ici, la quinte dans le grave de l’accord final, en notes longues et qui conclut un geste descendant, crée un effet évident de résolution.

En ce qui concerne la hiérarchisation dans des contextes non-tonaux, les polarités tonales – la création de centres secondaires – peuvent remplir cette fonction structurelle de la cadence. On peut aussi utiliser, à la cadence, différents degrés d’arrêt rythmique ou des éléments d’atténuation (par exemple, l’anticipation de motifs de la phrase suivante, l’élision, etc.). A retenir : les procédés choisis doivent permettre une gradation facilement audible.

Comparons les deux cadences suivantes :

Les phrases “A” et “B” diffèrent seulement par leur accord final. « B » sonne plus conclusive que « A » car son accord final contient davantage de notes communes, ce qui, dans ce contexte polyharmonique, réduit la tension harmonique.